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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 2 Basilica

Keep Watching the Skies! nº 2, novembre 1992

Orson Scott Card : Basilica

(the Memory of Earth)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Nafai et ses frères vivent dans les environs de la ville de Basilica, siège de l'activité commerciale de leur père, le Wetchik, dont les caravans parcourent le désert de la planète Harmony à la recherche des plantes rares qui ont fait sa richesse. Ses marchés regorgeant de marchandises apportées à dos de chameaux, sa technologie dans l'ensemble médiévale et son architecture feraient de Basilica un exemple de plus de décor pseudo-Arabe — rappelez-vous Dune — s'il n'y avait pas sa très originale organisation sociale : les hommes n'ont pas le droit d'avoir des propriétés immobilières dans la ville — seules les femmes le peuvent, et ce sont elles qui peuvent, à leur guise, héberger leurs consorts, temporaires et contractuels. C'est pour cela que le Wetchik ne vit pas en ville, quoique Rasa, mère de ses deux plus jeunes fils et professeur de renom, ait renouvelé son contrat depuis quinze ans sans faillir.

C'est avec incrédulité que les fils du Wetchik apprennent au début du roman la vision que leur père leur relate, vision en principe inspirée par l'Oversoul (“l'âme d'en-haut”), déité de la planète ; les pieux habitants de Basilica prêts à entendre la voix de l'Oversoul sont de moins en moins nombreux, and la ville est déchirée par les luttes intestines des factions qui adoptent la cause de chacune des deux nations voisines de la ville-État qui s'apprêtent à entrer en guerre. Pire encore, les deux aînés du Wetchik semblent avoir rejoint les rangs de l'une des factions, et comploter contre leur père, dont la voix de modération pourrait se faire entendre dans la cité. Nous ne serons pas surpris d'apprendre que le salut général repose sur les frêles épaules de Nafai, méprisé pour son intellectualisme, et de son frère handicapé, Issib.

Le livre ne manque pas de gadgets S.-F. Comme l'astucieux mélange de haute technologie et de vie médiévale sur Harmony : par exemple, Issib est obligé de se déplacer dans un fauteuil lévitant grâce aux champs magnétiques de la ville ; Nafai et ses frères se servent quotidiennement de réfrigérateurs ; et tous les commerçants du pittoresque marché à la porte de la ville enregistrent leurs transactions sur ordinateur. Mais à côté de cela, la roue et l'usage de chariots hippotractés pour amener des soldats au champ de bataille sont ressentis comme des innovations majeures ! On n'arriverait pas à y croire, si le livre ne l'expliquait très tôt par les desseins de l'Oversoul (qui est en fait un ordinateur tout-puissant en orbite autour de la planète et dont la mission est de prévenir la guerre, et par conséquent toutes les technologies possédant des applications militaires, comme des transports rapides et à longue portée).

Le roman met à mal un autre cliché de la S.-F., celui de la société matriarcale, telle qu'incarnée par la cité de Basilica. Toutefois, malgré la domination souvent évoquée des femmes sur la ville — elles seules ont accès au lac sacré —, tous les acteurs essentiels du livre sont des hommes, l'un d'entre eux résidant même en ville grâce à une “épouse” conciliante. Card, dirait-on, a de la peine à s'imaginer une société qui serait vraiment gouvernée par les femmes, et son essai de création d'une telle société ne tient pas la route.

Il est clair cependant que là n'est pas le sujet du livre ; une fois encore, Card puise dans la religion, plus précisément la mythologie judéo-chrétienne, le ressort dramatique de son livre. En apparence, il prend le contre-pied des chapitres de Xenocide qui forment la novella "Gloriously bright" : on entend dans les deux cas la voix de Dieu, mais là où dans l'ouvrage précédent elle était dénoncée comme une fraude, un instrument d'oppression, dans celui-ci elle joue le rôle plus familier de la voix qui crie dans le désert, inspiration d'un prophète solitaire et rejeté par les siens. Pourtant, dans Xenocide, c'étaient les personnages les plus intelligents qui entendaient le mieux la voix de Dieu, et se trouvaient finalement en mesure de la démasquer [1]. De même, ceux qui entendent la voix de Dieu dans Basilica sont les détenteurs de la vérité morale et scientifique — Card a tendance à les associer… — ; mais quelle image bizarre de la foi que cette vérité de Dieu issue de la bouche d'un ordinateur — sans parler de cette durée totalement invraisemblable de quarante millions d'années donnée pour l'âge de la colonie humaine ; peut-être le surnaturel se réintroduit-il par là dans la parole de Dieu, ou Card est-il influencé à rebours par la lecture littéraliste de l'Ancien Testament, avec son âge impossiblement court pour notre Terre !

Tout pinaillage mis à part, j'ai remarqué et apprécié la foule de références à l'Ancien Testament tout au long du livre ; jusqu'à la typographie des titres de chapitres qui rappelle vaguement celle l'alphabet hébreu. Plus sérieusement, les anciens Hébreux n'auraient pas été dépaysés par le modèle familial qu'exalte le livre, avec son exaltation de l'autorité paternelle, et la démonstration que les rivalités entre frères ne peuvent mener qu'à la ruine. Card aurait pu nommer plus franchement ses personnages Joseph ou Esaü… Le paysage qui entoure Basilica est désertique, comme au Moyen Orient, et on en retrouve la trace dans les rituels de la religion Basilicaine — ou plutôt des religions, puisqu'elles sont distinctes pour les hommes et les femmes — qui pratique des formes de baptême et d'adoration de l'eau inhérentes à des cultures du désert [2]. Mais, tandis que les femmes s'immergent dans le lac sacré, les hommes, à l'image de certaines sectes hérétiques de flagellants du Moyen-Âge ou de la Renaissance, adorent le sang, et appellent “prière” des blessures qu'ils s'infligent, et plus le sang coule, plus le fidèle doit être pieux. Card, s'il doute de la matriarchie, n'a pas beaucoup de goût pour les tendances violentes du sexe mâle. Mais Nafai découvrira une autre forme de dévotion en faisant ses ablutions dans un torrent du désert : “He drank and drank, lifted his head and shoulders above the water to grasp in the evening air, and then collapsed into the water again, to drink as greedily as before. It was a kind of prayer, he realized as he emerged […] I am with you, he said to the Oversoul.” (p. 178). Nafai s'est tout simplement baptisé lui-même.

Nafai est lui-même un personnage intéressant ; comme beaucoup de héros de Card, il est surhumain par son intelligence, mais est aussi gaffeur qu'un adolescent rat de bibliothèque peut l'être. L'image idéalisée d'un fan de S.-F. Sa langue trop bien pendue lui causera bien des ennuis, et il lui faudra apprendre à se débarrasser du péché d'orgueil — et il résoudra son dilemme en même temps que le problème du libre arbitre, ou quelque chose qui y ressemble, excusez du peu.

On dirait que Card entame avec ce livre une autre longue série — alors que celles qui concernent Alvin Maker et Ender semblent toujours inachevées. J'avoue que j'en ai un peu assez de ces interminables feuilletons, et que ce livre ne fera pas date dans l'œuvre de Card. Mais on peut le lire avec beaucoup de plaisir.

Notes

[1] Comme ces anciens communistes qui s'arrogeaient le monopole du jugement sur le “socialisme réel”, au bon vieux temps de la guerre froide.

[2] Dans le livre, autre gadget S.-F. plutôt réussi, les caravaniers emportent dans leurs bagages de l'eau en poudre — lisez le roman pour une explication !