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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 4 Triumph

Keep Watching the Skies! nº 4, mai 1993

Ben Bova : Triumph

roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Voici un livre qui peut se permettre d'être court : nous connaissons déjà les personnages — enfin nous pensons les connaître. Nous avons vécu avec eux, disons plutôt avec les conséquences de leurs actes, et nous pourrions toujours sans difficulté reconnaître les caricatures de Winston Churchill, Adolf Hitler, Franklin Roosevelt, ou Joseph Staline. Quant au contexte dans lequel ils nous sont présentés, celui des derniers mois de la Deuxième Guerre Mondiale en Europe, il est familier au point d'en devenir ennuyeux [1]. À force de passer sans transition d'un lieu à un autre pour quelques minutes d'anecdote, Triumph ressemble parfois au Jour le plus long, ou aux bouquins de Lapierre et Collins.

Mais nous ne lisons pas Bova pour qu'il nous re-raconte l'Histoire, et on se rend vite compte que le roman va adopter la forme de l'histoire d'univers parallèle produit par un changement unique : Churchill a tramé une machination pour se débarrasser de Staline grâce à une dose de plutonium — pour être honnête, ajoutons que Roosevelt a cessé de fumer, mais ce détail, qui assure la prolongation de sa vie, paraît secondaire par rapport à la direction principale du roman. Le livre ne va pas assez loin pour nous révéler les conséquences de ce Mai 1945 révisé, et se concentre plutôt sur le sort d'un petit nombre de personnages pris dans le tourbillon des événements. La création la plus originale est celle de Grigori Gagarine, le frère inventé de Youri, qui est employé par Staline comme secrétaire particulier et se rend complice de l'assassinat. Mais nous avons aussi l'occasion d'entrevoir les vies de quelques soldats Américains — fictifs —, et de quelques officiers célèbres comme Patton, Montgomery, Goering ou Keitel. Bova s'est donné la peine de nous peindre en trompe-l'œil le décor historique, jusque dans les moindres détails des goûts personnels de ses personnages connus.

Tout cela est fort bien, et on prend plaisir à lire le livre, mais, de même qu'en regardant un tableau hyperréaliste on peut se demander si une photo ne ferait pas aussi bien l'affaire, je me suis pris à me demander ce qui peut justifier un tel livre. Les univers parallèles sont des expériences par la pensée de la théorie du chaos, appliquée au sens large aux événements historiques ; le proverbial battement des ailes d'un papillon peut changer la face du monde, un million d'années ou deux plus tard. Le plaisir intellectuel que l'on prend à ce genre d'exercice réside dans l'astuce avec laquelle l'auteur invente la chaîne de conséquences, et comment il nous la fait entrevoir à partir des indices qu'il laisse pour nous, ou qu'il peut, parfois, nous expliquer en détail. Nous pouvons devenir ici que le déroulement modifié de la bataille de Berlin va écarter la possibilité de la constitution d'un Bloc de l'Est, mais on ne nous montre pas la réalisation de cette éventualité.

Si on reste, comme le fait ici Bova, trop proche de la date où se produit le changement crucial, on perd le plaisir intellectuel mentionné plus haut ; il ne s'agit plus de découvrir ce monde potentiel, étranger, mais dissimulé dans les replis du nôtre, mais simplement de suivre un livre bien exécuté de fiction stratégique. Comme par exemple, l'Appel du 17 juin d'André Costa, dont le titre lui-même n'est compréhensible qu'à quelqu'un de rompu aux finesses politico-historiques françaises. Pour lire un tel livre, il faut y apporter avec soi la connaissance du contexte, la charge émotionnelle implicite dans les conséquences que l'on a vécues — et qu'on aurait aimé, sans doute, ne pas vivre.

Regrets et souhaits impossibles : voilà une autre motivation pour la confection d'histoires parallèles. Si seulement… ils auraient dû… Toute nation, tout groupe humain qui a été desservi par l'Histoire — et ne l'avons-nous pas tous été à un moment ou à un autre ? — peut avoir le désir de raconter comment ça ne s'est vraiment pas passé. Hélas, Bova ne fait pas suffisamment confiance à ses lecteurs pour rétablir d'eux-mêmes les liens évidents — c'est du moins l'impression que me font son "Author's note" au début du livre, et son "Afterword" à la fin, où sont rappelés un certain nombre de détails de notre Histoire. Bova, qui connaît certainement mieux que moi les lecteurs américains, doit avoir raison ; la Deuxième Guerre Mondiale n'est pas “familière au point d'en devenir ennuyeuse”, du moins pas pour les non-Européens.

Mais les Européens sont ceux qui ont dû vivre le plus près des séquelles de cette guerre. Et ce qui, finalement, détruit l'impact émotionnel du roman est plutôt que depuis 1945 s'est livrée une autre bataille de Berlin, beaucoup moins violente, et qu'elle est maintenant terminée elle aussi. Le Bloc de l'Est n'est plus qu'un mauvais souvenir, et une zone immense à reconstruire, mais il n'est plus la présence menaçante et désespérante qu'il a pu être. Que serait la vie de ses habitants, que serait la nôtre si nous n'avions pas connu cette période sombre ? Dans De peur que les ténèbres…, Lion Sprague de Camp construisait une histoire parallèle où les Ages Sombres qui avaient succédé à l'Empire Romain étaient évités. Si Bova avait voulu écrire un tel livre, il aurait dû le faire sur une longueur bien plus grande, et nous serions ramenés au premier type d'histoire d'univers parallèle.

Maintenant que le Stalinisme a été réduit à quelques débris grimaçants — ce qui ne les empêche pas d'être candidats aux élections, même chez nous —, l'éventualité d'une mort prématurée du Petit Père des Peuples socialistes n'est pas de nature à nous émouvoir beaucoup. Chaque jour se nouent des histoires parallèles beaucoup plus étranges dans des pays dont nous avions cru qu'ils n'avaient jamais existé, sur ces territoires où le pouvoir Soviétique, en disparaissant, a laissé la place à un plasma de particules nationales ou tribales animées d'un mouvement brownien d'une température plus ou moins élevée. Le Chaos revient en majesté, et le spectacle peut priver la S.-F., même sous la forme des univers parallèles, d'une bonne part de son pouvoir d'émerveillement.

Notes

[1] Quoique… je hurlerais s'il me fallait lire un livre de plus sur le Việt Nam !