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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 6 la Métamorphose généralisée

Keep Watching the Skies! nº 6, janvier 1994

Francis Berthelot : la Métamorphose généralisée – Du poème mythologique à la Science-Fiction

essai ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Francis Berthelot était jusqu'à présent plus connu comme romancier que comme critique — de fait, je ne connais pas d'autre écrit théorique de sa plume mais il est fort possible qu'ils soient parus dans des revues universitaires puisque Berthelot, qui est chercheur au CNRS, a lui-même accompli une étonnante métamorphose en passant de la biochimie à la narratologie. Le voici donc qui examine pour nous un vaste corpus de textes d'Ovide à la Science-Fiction en passant par le Fantastique du xixe siècle, et divers textes où interviennent des éléments de Merveilleux ou d'Insolite — le corpus exposé dépassant d'ailleurs celui qui est effectivement commenté dans le texte, comme on peut s'en rendre compte en parcourant le cruellement alléchant index à la fin du volume : les Évangiles ? Quel dommage qu'il n'en soit pas plus question ! Bien entendu, l'exploration se fait sous l'angle d'un seul motif, celui de la métamorphose, définie par une série de paramètres précis : sujet (qui est transformé), agent (qui ou quoi, effectue la transformation), processus (par quels moyens, à quelle vitesse) et produit (en quoi le sujet est-il transformé,). Chacun des quatre champs est analysé plus finement selon ses divers aspects, illustrés par une foule d'exemples accompagnés de méthodiques justifications des choix de l'auteur. Toute classification, par construction, ne prévoit qu'un nombre fini de cas, et peut mener à des situations de doute, et en bon scientifique, Berthelot en est bien conscient. La grille qu'il applique est souvent elle aussi inspirée par un point de vue scientifique, au sens étroit des sciences de la nature ; cela se manifeste par exemple dans la nomenclature des produits (minéral/végétal/animal) ou celle des techniques de transformation (magique/physique/chimique/biologique). Chacun des quatre paramètres donnés plus haut se voit consacré un chapitre, qui se termine toujours sur une conclusion qui élargit un peu le champ de la réflexion ; puis un autre signale les instances de métaphore et de métonymie dans les divers cas envisagés ; un dernier chapitre, enfin, est consacré à la spécificité de la S.-F., à ce qu'elle a apporté de nouveau. Il faut remarquer que si Berthelot utilise parfois le langage de la rhétorique, son analyse est narratologique — elle porte essentiellement sur le “contenu” des œuvres étudiées, sur les figures de l'histoire et non sur les figures de style ; et en cela, il se démarque nettement d'un critique comme Pierre Stolze. Il se démarque aussi d'un certain nombre de nos collègues en mettant l'accent sur la spécificité de la S.-F. — et en particulier par rapport au Fantastique ou au Merveilleux. La S.-F., même si ce n'est pas apparent au prime abord, est vraiment au centre de son travail, et sa spécificité est vécue comme un progrès, comme l'expression littéraire de l'accroissement de la somme des connaissances humaines au sujet de la Nature, et comme une prise conscience de l'importance des groupes humains par rapport aux individus — qui se traduit par l'intervention, typique à la S.-F., des sociétés en tant que personnages. Sans prétendre donner une définition prescriptive de la S.-F. dans son livre, Berthelot en dégage au passage un certain nombre de caractéristiques répandues, et précises toujours très nettement ses frontières avec le Fantastique. Un des schémas les plus intéressants auquel il parvienne au terme de ses comparaisons avec les littératures du passé est une classifiction par le biais des attitudes cognitives — tous les ouvrages concernés, en traitant de phénomènes au-delà de l'expérience quotidienne, posent la question des limites de la connaissance. Chez Ovide, dont les histoires se présentent souvent comme l'explication des origines de tel ou tel élément du monde connu, il s'agit d'une recherche d'explication tournée vers le passé ; le fantastique, avec son insistance sur les choses que l'homme Ne Devrait Pas Savoir, place l'Inconnu sur un terrain contemporain, mais refuse de l'amener sur celui du connaissable ; la S.-F., enfin — c'est sans surprise, mais étayé par une analyse d'une solidité rare —, est tournée vers le futur, fournissant des explications rationnelles à des phénomènes de prime abord fantastiques. J'ai signalé plus haut que Berthelot ne prétendait pas définir la S.-F. ; c'est inexact, puisqu'il fournit page 13 une définition aussi brève que provisoire — car là n'est pas le propos du livre — qui s'abrite derrière les travaux d'autres spécialistes dans l'espoir d'éviter toute controverse — hélas, comme l'énoncé en commence par : « La S.-F. est une littérature d'idées », j'ai comme dans l'idée qu'elle ne satisfera pas tout le monde, en passant par la Lorraine… Mais nous savons bien que c'est dans les postulats, dans les présupposés non argumentés qu'il faut rechercher les convictions de base d'un auteur. Cette définition de travail se trouve dans un chapitre introductif qui m'a laissé une impression de superficialité. Bien sûr, il n'est consacré qu'à un survol, nécessairement bref, des travaux que l'auteur va utiliser comme repères dans le reste de son texte (comme ceux de Todorov ou de Genette), mais cela ne le forçait certainement pas à répertorier les variantes de la S.-F. moderne à l'aide de termes anglais inventés comme “politic fiction [1] Un autre reproche plus sérieux peut être adressé au livre : il consacre une trop grande part à l'exposition systématique des dix paramètres du modèle théorique mis en place par l'auteur, qui résulte en la production de longues formules d'aspect chimique [2]  décrivant chacune des métamorphoses étudiées. La complexité du système et la légitimité étendue du corpus rendent inévitable une certaine longueur d'exposition ; je regretterais plutôt la brièveté relative des chapitres qui auraient pu équilibrer ce long exposé, les 6 et 7, où sont abordés “des aspects particuliers” — qui me semblent en fait avoir une portée générale, sur le fonctionnement des images évoquées, et sur la spécificité de la S.-F., établie par une comparaison détaillée. Un système critique devrait pouvoir mener à des conclusions, qui apportent à l'œuvre ou au corpus des interprétations, ou des sens connexes, que l'on ne percevait pas — ou pas clairement — auparavant. Même un système aussi rigide que celui-ci peut l'être — et Berthelot ne manque pas de lucidité sur ce point : « il permettra également, comme dans toutes les situations où l'on compartimente un domaine continu, de s'interroger sur les cas limites qui sont souvent les plus instructifs ». Mais peut-être plus instructifs sur la division que sur le domaine, et la distinction à laquelle procède F. Berthelot entre But (dans l'Agent) et Logique (dans le Sujet), par exemple, demanderait peut-être plus d'explications. En tout cas et en particulier en S.-F., on voit à quel point les différents paramètres ne sont pas des coordonnées indépendantes. Cela dit, c'est sincèrement que je souhaite un développement de ce livre, car il est truffé de bonnes remarques, et pas seulement dans les chapitres 6 et 7, chapitres discursifs. Par exemple (troisième alinéa de la page 133) le rôle de la S.-F. comme définisseuse de la condition humaine de l'extérieur (par ses limites), plutôt que de l'intérieur comme a tendance à le faire la littérature générale, mériterait à mon sens que les critiques s'y arrêtent plus souvent. Dans ses quelques mots de dédicace, Berthelot me faisait remarquer que — chez lui — le roman se transformait en essai. Ayant été élevé sur les bords de la Garonne, j'aurais tendance à penser que c'est l'essai qui doit être transformé ! Sous quelle forme, je ne saurais le dire ; un autre livre serait peut-être de trop ; faut-il appeler de nos vœux des articles qui passent au crible de la même méthode d'autres éléments du corpus S.-F., ou autres (les Évangiles !) ? Ou, mieux encore, l'emploi de cette méthode par d'autres chercheurs, qui serait le test décisif de son succès : une des caractéristiques de la méthode scientifique revendiquée par Berthelot est la reproductibilité des expériences et, partant le travail collectif. Et il est vrai qu'il me paraît incongru d'annoncer triomphalement « donc [on a] une logique de type Ls ou Ls+ », alors que cette notation correspond à des problèmes que l'auteur se pose à lui-même. On aimerait voir d'autres critiques adapter à leurs propres études l'outil abondamment mis au point par Berthelot. Est-ce vraisemblable ? Je crains hélas que non, vu le peu de goût de mes collègues critiques de S.-F. pour la méthode scientifique, et vu aussi, pour la plupart d'entre eux et moi le premier, leur manque des connaissances théoriques nécessaires à son application. Mais il n'est pas interdit d'espérer.

Notes

[1] Le trait d'union ne se verrait jamais en anglais, l'adjectif correct serait "political", et le substantif le plus commun est "politics" ; de plus un tel nom évoquerait des romans ayant pour cadre la vie politique, mais sans rien de conjectural.

[2] Tout se transforme, aurait pu dire cet autre père fondateur de la métamorphose que fut Lavoisier.