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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 7 le Nez de Cléopâtre

Keep Watching the Skies! nº 7, mars 1994

Robert Silverberg : le Nez de Cléopâtre

recueil de Science-Fiction ~ chroniqué par Éric Vial

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"Présences" entend “vendre” la S.-F. — et le Fantastique — à ceux qui ne jurent que par la littérature générale. Pour ce faire, ce recueil de nouvelles est sans doute adéquat. Non que les accessoires traditionnels manquent, puisqu'on y trouve un extraterrestre, un satellite et deux ordinateurs. Mais ils sont aseptisés. Normalisés. Pratiquement humain, l'un, et à deux doigts du technologiquement possible, les autres. Et puis, il s'agit en grande partie d'uchronie. Avec, donc, un appui sur une culture historique, réputée littéraire : l'Empire romain, 14-18 et la suite, la grande peste du Moyen-Âge, Gengis Khan, Pizarre et Socrate et, enfin les anges et le Jugement dernier. Enfin et surtout, au second texte près, où toute l'histoire de notre xxe siècle est brassée, tout est vu du point de vue des individus et non de la société, de la psychologie et non de la sociologie ou de l'histoire : l'Empire romain perdure, mais ce qui compte, c'est la rencontre entre un enfant et un vieillard traqué dans la forêt d'Autriche ; les états d'Europe ont été étouffés dans l'œuf, mais ce qui compte, quand le souverain d'un empire africain meurt, c'est moins le jeu politique qui se met en place que les relations amoureuses entre les personnages, et la façon dont elles interfèrent avec les événements ; des hommes d'un futur proche communiquent avec Jeanne d'Arc et avec un Gengis Khan qui a suivi une autre direction, ignore ce qu'il est, et va peut-être sauver Byzance de Turcs, mais on ne verra pas les résultats de leur intervention ; Pizarre et Socrate sont reconstitués hors du temps — sans allusion aux cafouillages de la SNCF… — ; enfin, lorsqu'il est question d'apocalypse, de fin du monde, ce qui est mis en scène, c'est ce qui se passe dans la tête d'un informaticien quelque peu replié sut lui-même, jusqu'à ce que, pris par son rêve, ou par sa création, il déclenche la catastrophe. On est du côté de l'individu, et de la psychologie, disais-je. Et tout cela devrait plaire.

Côté amateurs de S.-F., sauf sectarisme suraigu, les qualités professionnelles de Silverberg devraient emporter la conviction. Sans compter le plaisir référentiel de retrouver, dans la plus longue des nouvelles, l'univers du roman, la Porte des mondes, plus commodément trouvable chez Presses Pocket que dans l'édition Laffont ici indiquée.

Reste que, fondamentalement, la Science-Fiction classique, comme ses dérivés directs, est du côté du collectif, du social, de l'historique. Qu'elle lorgne parfois même du côté du manuel — car qu'est-ce donc que Fondation, sinon un manuel d'histoire… —, que c'est d'ailleurs ce qui la distingue en fait du Fantastique — plus en tout cas que le fait que l'une parle de l'homme tel qu'il est et l'autre de l'homme tel qu'il devrait être, et vice-versa. Bref, que l'on se trouve un peu en porte à faux ; et que l'on imagine. Qu'en fonction de ce que l'on sait ou de ce que l'on croit savoir de l'histoire, on se demande comment, exactement, l'empire romain a pu survivre — à partir des rares bribes d'informations fournies par l'auteur. On se demande ce qu'il est advenu de feu l'URSS dans un monde où la première guerre mondiale s'est arrêtée en 1916 — et donc si Philippe Goy a lieu d'y vaticiner hors de sa spécialité. Ce que peuvent se raconter Pizarre, Socrate et quelques autres, et quels effets (intellectuels ou commerciaux) cela peut avoir sur la réalité. Et même comment s'est passée l'apocalypse nucléaire promise dans le dernier texte, encore que ce soit là, nettement moins original. Pour les conséquences de la peste noire, on se reportera au volume déjà cité. Et l'auteur invite explicitement à de telles extrapolations. Quand, après avoir fait discuter nos presque contemporains avec Gengis Khan, avoir probablement persuadé celui-ci de sauver Byzance des Turcs, et avoir demandé « Et si tu n'avais pas modifié l'histoire d'un autre monde mais celui du nôtre », il clôt le texte par « J'y ai pensé […] on s'en inquiétera plus tard. En attendant je tiens à ma douche. ». Ce qui est tout à la fois le degré zéro de la pirouette, et une franche invitation à divaguer, à imaginer, à écrire ce qui n'est pas écrit.

Bref, ces nouvelles sont des univers en kit. Avec un goût de trop peu, peut-être, mais qui font travailler l'imagination. Et dans ces conditions, pourquoi bouder son plaisir ?

Pourquoi aussi, ô critique, couper ainsi les cheveux en quatre, me demanderez-vous. C'est qu'il faut bien parler de quelque chose. Et que tant à ergoter, mieux vaut que ce soit sur de bons bouquins, en espérant que quelques-unes, ou plus, les lisent.