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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 8 Côté lac

Keep Watching the Skies! nº 8, juillet 1994

Gene Wolfe : Côté lac

(Lake of the Long Sun)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Je ne saurais écrire qu'un rapport provisoire sur la deuxième livraison de la série du Soleil long de Gene Wolfe — dont le premier volume a dû paraître récemment chez J'ai lu —, dans l'attente des volumes suivants ; mais la qualité de ce qui est déjà paru m'impose de le signaler.

Je pense que les lecteurs de KWS se souviendront que le monde du Soleil Long — ses habitants disent “the Whorl” et non “the world” — est une arche stellaire de forme cylindrique ; la culture qui s'y est développée porte la marque d'une forte influence romane, dans son onomastique et sa structure sociale, au moins dans la cité de Viron où est située l'action. Son niveau technologique actuel serait comparable à celui de la Rome antique, bien que des artefacts issus du passé, fruits d'un savoir oublié, soient toujours employés. Dans quelques cas, ils se sont mués en intermédiaires miraculeux, tels que les Fenêtre Sacrées que l'on trouve dans les manteions (lieux de culte).

Le personnage central, Silk, est augure dans un manteion dont, dès le début du premier volume, les bâtiments ont été vendus. Mais il devient le bénéficiaire d'un événement rarissime : une vision divine qui lui communique la mission de sauver son temple. Il lui faudra au passage accepter des collusions avec la pègre, et découvrir en lui-même des aptitudes insoupçonnées — et bien loin des qualités sacerdotales. Concurremment, ses visions font de lui une sorte de messie. au début du deuxième volume, Silk préside aux funérailles d'Orpine, fille d'Orchid, laquelle dirige une maison close que voudrait quitter Chenille, qui rend visite à Silk et s'entretient longuement avec lui. Ils projettent ensemble de réunir l'argent requis pour le sauvetage du manteion en faisant chanter le docteur Crane, qu'ils soupçonnent d'espionner la ville au profit de puissances étrangères. De fil en aiguille, Silk découvrira plus qu'il ne le voulait sur le pouvoir en place dans sa ville, et l'infrastructure même de son vaisseau-monde.

À ce niveau, le livre se différencie nettement des volumes initiaux du Livre du Long Soleil : il est impossible de lire l'œuvre comme autre chose que de la Science-Fiction quand on aperçoit brièvement l'espace interstellaire et qu'on est constamment en présence d'êtres artificiels, qu'ils soient des chems (androïdes) ou un talus (un redoutable chien de garde robot). Page 274, on perçoit même un fumet de cyberpunk dans la déclaration d'une déesse : “We wiped him out of core thirty years ago”.

Les soleils “Long” et “Nouveau” présentent cependant des similitudes fortes, en premier lieu la personnalité de leurs protagonistes, hommes d'origine modeste qui entament leur ascension sociale grâce à leur obéissance dévouée aux règles d'un ordre rigide. La Guilde des Tortureurs de Severian ne faisait qu'évoquer un ordre monastique ; le parallèle est désormais manifeste, puisque Silk est un augure qui travaille pour le Chapitre, et sa cape noire pourrait passer pour une soutane. Comme l'Église l'a parfois permis au Moyen Âge et plus tard, le Chapitre traverse les couches sociales et met Silk en contact avec les riches comme les pauvres (depuis les misérables résidents de son quartier de Sun Street jusqu'à Son Éminence, Remora, coadjuteur du Chapitre à Viron). Les allusions au christianisme demeurent relativement discrètes dans la série du Soleil long. Mais, vue leur présence obsédante dans le Nouveau soleil de Teur, on les attend de Wolfe, et j'étais sur mes gardes — cette fois-ci, il y a un message chrétien parfaitement clair page 285.

Comme je le suggérais au début, il me faudrait relire la série depuis le début — et, mieux, jusqu'à la fin d'abord — pour mieux comprendre chaque volume. La mémoire fait nécessairement défaut dans l'intervalle de quelques moins entre la parution de deux livraisons successives ; et Gene Wolfe, nous le savons bien, est un maître de l'allusion dissimulée — au point que je m'étonne constamment qu'il n'ait pas connu une carrière dorée comme auteur de romans policiers. Souvent, les péripéties et les dialogues d'un chapitre donné ne peuvent se comprendre à fond qu'en remontant en arrière de vingt ou trente pages. Wolfe nous force à regarder son texte deux fois pour en faire ressortir le relief, pour approfondir des répliques apparemment anodines. Nous sommes plus d'une fois contraints ici à ce redoublement du regard par la différentiation marquée entre les niveaux de langue des personnages. La même chose dans deux bouches différentes sortira de deux façons totalement distinctes, et les répétitions, parfois simplement utiles quand Silk traduit un argot trop tarabiscoté, nous apprennent bien entendu autre chose que le sens des répliques : elles mettent en lumière les relations entre les personnages, et leurs origines culturelles.

Naturellement, tout roman correctement écrit aura cet effet. Mais Wolfe pousse le procédé à des extrémités délicieuses. Mes répliques préférées sont celle du crave nocturne, Oreb, un oiseau dont Silk avait fait l'acquisition en vue d'un sacrifice. Oreb, à force de plaintes, s'est maintenant installé dans la position d'un animal familier, voire d'un confident, qui dispense des conseils, des requêtes, des protestations et des ragots à son maître, mais toujours sous la forme de phrases de deux syllabes : “Fish heads ?”, “Eat now ?”, “Man bad”, “No cut !”, etc. Naïf, adorable, Oreb est le prétexte aux agréables loses de Silk. Par exemple, se voyant demander si une personne précise est mauvaise, Silk répond oui — l'œuvre, en effet, a son comptant de personnages que rien ne rachète, et que l'auteur présente comme fondamentalement mauvais — mais poursuit en atténuant la malignité du personnage en question, prêt à pardonner sans pour autant se laisser abuser. Les paroles d'Oreb, et leur traduction par silk, reproduisent le schéma du célèbre passage du conte du prisonnier ascien dans the Book of the new sun.

Chenille fournit un autre exemple majeur de l'emploi voyant de la langue chez Wolfe. Quand elle se trouve possédée par divers êtres fabuleux, sa conversation se modifie profondément — et on nous laisse penser que c'est le cas aussi pour ses expressions, mais dès qu'elle ouvre la bouche de telles allusions deviennent superflues.

Tant d'insistance sur le langage finira peut-être par irriter certains lecteurs. Le dialogue contient des remarques explicites sur le style oral des personnages et on pourrait penser que Wolfe est en train d'ordonner au lecteur d'admirer ses prouesses d'écriture. Gênant, Wolfe se regarderait-il écrire ? Le ferait-il que je ne m'en plaindrais pas — je suis un accro de sa prose. S'il se contemple dans un miroir, il nous le fait aussi regarder, et nous pouvons y discerner une foule de détails fascinants.

De même, alors qu'il prend ici l'aspect d'un détective en chasuble — les fans d'Ellis Peters devraient adorer cette série —, Silk, finalement, en révèle plus sur lui-même que sur le monde très fouillé dans lequel il se meut. On peut, par exemple, considérer le poids politique qui s'amasse progressivement sur les épaules de Silk, et ses conséquences surprenantes, comme un conte moral sur l'inanité de la politique ; c'est aussi un révélateur de nouveaux aspects de son personnage — qu'il soit tenté par la séduction féminine (comme dans le premier volume) ou par les joies du pouvoir, il sait demeurer ce qu'il était : innocent mais extrêmement malin. Silk ne ment jamais mais sait détourner l'attention, et Wolfe s'en donne à cœur joie dans la rédaction de répliques subtiles. J'attends avec impatience la sortie du troisième volume, qui me dira explicitement ce que j'aurais dû devenir dans les deux premiers…