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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 8 a Tupolev too far

Keep Watching the Skies! nº 8, juillet 1994

Brian W. Aldiss : a Tupolev too far

recueil de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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On peut se séparer d'un empire colonial dans la fureur et les bains de sang, comme l'on fait pour partie les Français, ou dans un relatif consensus, comme l'ont réussi les Anglais. Dans un cas comme dans l'autre, on ne le fait pas sans nostalgie, sans laisser de profondes traces dans l'inconscient collectif des nations concernées. Côté anglais, on consultera les œuvres de Keith Roberts ou J.G. Ballard — et bien entendu celle de Brian W. Aldiss qui a passé une partie de la deuxième guerre mondiale en Birmanie.

A Tupolev too far n'est pas un recueil thématique. Pourtant, on y trouvera, au détour des pages, l'Égypte, Bornéo, la Papouasie, la Hongrie, la Russie, la Suisse, l'Amérique du Sud et le Pacifique Sud… liste à laquelle j'ajouterais la planète Myrin qui, malgré son antique civilisation, se voit étudiée par des équipes d'ethnologues terrestres.

Pourtant, l'exotisme n'est que détail ; ce qui fournit un fil conducteur plus profond à tous ces textes publiés ici et là, entre 1988 et 1992 — à une exception près —, c'est la déconstruction. Déconstruction du bloc de l'Est : "a Tupolev too far" est l'histoire de Ron Wallace, un ingénieur anglais venu d'un univers parallèle dans lequel la Russie tsariste a survécu et prospéré, et projeté dans l'U.R.S.S. brejnévienne. Le texte était antérieur à 1989 mais sa promotion au statut de titre du recueil suffit à communiquer à l'ensemble un parfum d'écroulement d'empires.

"FOAM", qui date de 1991, est délibérément situé dans une Hongrie post-communiste livrée à tous les trafics — ici celui du contenu du cerveau humain.

On entre dans "a Tupolev too far" par l'intermédiaire d'un récit relaté au narrateur lui-même, qui demeure en marge de l'action. Et Ron Wallace va lui-même se retrouver dépositaire des histoires que viennent lui raconter les gens qu'il rencontre : un diplomate nord-coréen, et dans une moindre mesure la serveuse du restaurant avec qui il passe la nuit. Dans "FOAM", Roy, narrateur et protagoniste, se trouve entraîné dans les événements par le récit — ou le non récit — de son vieil ami Montagu Clements, victime d'une amnésie provoquée. Mais, là encore, Roy se retrouve prix dans la vie et les tragédies d'un personnage qui n'a rien à voir avec son histoire, un jeune homme déséquilibré qui décime son village à la mitraillette.

Dans "Ratbir", un texte-clé du recueil, c'est le monde entier qui se déconstruit, ou plus précisément la vision rationaliste de l'Occident — voire de la race humaine — qui en disparaissant entraîne un changement total de la réalité du monde elle-même. La défaite de l'homme blanc face aux sorciers prend ici des dimensions épiques : science, langage, tout disparaît, et les mammifères dominants se voient substituer une forme de vie qui a évolué à partir des rats. Mais toute l'histoire est racontée comme une légende d'un âge lointaine, un âge où les hommes n'avaient pas la lèvre supérieure ornée de défenses, et cette légende même se décompose en les récits emboîtés de ses différents protagonistes blancs ou indigènes, vivants ou morts. Et quoi de plus naturel, car la clé de la dissolution de l'ordre ancien se trouve dans les esprits, mieux : dans les mots, autrefois si habilement mis à son service par la civilisation technicienne. “[A]ll of Homo sapiens could be reduced — abridged — into a story, a kind of poem. […] those who live by the word die by the word.” (p. 53). Et Aldiss de joyeusement déconstruire vies et mots de ses personnages. Ainsi, on suivra dans "Three degrees over" la dérive d'un couple de respectables universitaires oxfordiens vers une sexualité orgiaque, tribale, sous l'influence d'une intruse ; et dans "a Life of matter and death", le récit rétrospectif de la transformation de la Terre après l'arrivée d'insectes géants extraterrestres qui deviennent les croque-morts de la planète. À chaque fois, l'histoire est dite par un personnage qui n'est pas le moteur de l'action, qui reste en marge de ce qui s'est passé : on accède ainsi à plusieurs histoires en une, les deux côtés de la page à la fois, en quelque sorte.

"Summertime was nearly over" et "Better morphosis" sont des jeux littéraires, la réinterprétation d'œuvres connues par, là encore, les monstres que nous étions accoutumés à contempler de l'extérieur : celui de Frankenstein dans le premier cas, pauvre diable se faisant Yéti des alpages, et, dans le deuxième cas, une malheureuse blatte qui, à sa grande horreur, se réveille transformée en… Franz Kafka !

J'ai gardé pour la fin les jeux les plus purement littéraires, ceux qui se déconstruisent eux-mêmes en refusant de jouer les règles habituelles de la fiction. "Alphabet of ameliorating hope" est une brève nouvelle écrite sous forme d'acrostiche — pas entièrement convaincante. "Confluence", par contre qui était parue dans le magazine d'humour britannique Punch en 1967, se voit assortie d'une petite sœur : le premier texte se présente comme un dictionnaire à venir d'un étrange langage, le Confluence, et le deuxième en fournit quelques bonnes feuilles de plus. Pour rester dans le thème exotique, précisons que les sonorités des mots de "Confluence" qui sont donnés, font penser à l'Asie du Sud-Est. Quant aux traductions, elles constituent un festival d'humour, par l'association incongrue de sens propres et figurés qui laisse à la fois deviner une culture aux profondeurs insondables et de solides intentions polémiques, en particulier à l'intention des politiciens de tout poil par exemple :

— "OUTA" : several feet washed under the same tap ; a haul of squid ; a parliament (p. 166) ;

— "ORAN MUDA" : a change of government ; an old peasant saying meaning : “The dirt in the river is different every day” (p. 156).

Mais Aldiss creuse plus profond quand il invente des mots pour des situations ou des sentiments dont nous savons bien qu'ils existent dans notre vie, mais que nous exprimons rarement de façon aussi compacte, par exemple :

— "AB WE TEL MIN" : the sensation that one neither agrees nor disagrees with what is being said to one, but that one simply wishes to depart from the presence of the speaker (cela a dû arriver plus d'une fois à Aldiss dans les conventions de S.-F. !) (p. 153) ;

— "TOK AN" : suddenly divining the nature of imminence of old age in one's thirty-first year” (p. 158) (La chose est ici déjà bien connue aux U.S.A. sous le nom de “The Big Three-O”) ;

— "SHAK ALE MAN" : the struggle that takes place in the night between the urge to urinate and the urge to continu[e] sleeping (p. 156). Ce dernier exemple a été tellement plébiscité par les gens à qui je l'ai mentionné que je pense qu'il devrait sur le champ être intégré dans les bons dictionnaires de la langue anglaise (pour ce qui est de la française, il faudrait sans doute demander au ministre de la culture de l'état français ce qui constituerait un bon équivalent ; je ne me risquerais pas à en proposer un, vue la faible étendue de mes compétences en la matière — zup bièr mek ?).

Bref Aldiss s'amuse, et il nous invite à venir jouer avec lui. Rien ne lui résiste. Bien sûr, ce livre ne restera pas au panthéon de la S.-F. ou de la littérature ; il y a quelques points faibles, comme ce "a Day in the life of a galactic empire" qui aurait pu être située dans n'importe quel empire de l'antiquité, et Aldiss montre une propension à la description de la sensualité que l'on peut considérer comme un signe inquiétant de vieillissement. Ma foi, il garde son potentiel d'excitabilité, et il sait me communiquer ses excitations — je n'ai guère cessé de m'amuser en lisant ce livre.