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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 19 Destination crépuscule 3

Keep Watching the Skies! nº 19, mai 1996

Gilles Dumay : Destination crépuscule 3

anthologie de Science-Fiction & de Fantastique ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

 Détail bibliographique dans la base de données exliibris.

Gilles Dumay — ou, peut-être, le reste de l'équipe de Destination crépuscule — a astucieusement disposé la troisième édition annuelle de son anthologie : en tête et en queue de volume sont placés des textes mémorables, tandis que se nichent entre ces respectables pierres de taille un remplissage de moellons de tailles et de qualités fort variables.

Je pense en particulier à une rafale de trois textes (stratégiquement ?) consécutifs, où il semblerait que plus d'effort ait été dépensé à polir des phrases qu'à raconter une histoire. Qu'on y trouve au passage, par exemple, des éclats d'ambiance bien venus sur les plages d'Ostende ou les bistrots de Liège, soit, mais le faux-col finit par l'emporter sur le contenu du verre.

Avec "l'Étrange" de Thierry Di Rollo, "le Mur" de Joël Couttausse, ou "Ξ⊥σ⊕⊆⎞ζ[1] de Jérémi Sauvage, on passe dans le territoire plus familier des histoires à chute, chute que les vieux briscards verront venir sans trop de difficulté. Couttausse pratique une cruauté détachée qui va bien avec son approche du genre — une nouvelle tous les dix ans — tandis que Di Rollo, dont la nouvelle semble un coup de chapeau à "Fondly Farenheit" de Bester, est celui qui réussit le mieux le décalage cognitif, la tromperie du lecteur si vous voulez, essentiel à la réussite d'une chute.

On aimerait que Fred Demma ait pratiqué un peu de ce recul par rapport à son protagoniste : "Tangente" se lit comme on regarde un film, tout en vision objective, sans jamais remettre en question les convictions (que je trouve bien naïves, voire dangereuses) de son protagoniste adolescent. Sans doute une nouvelle génération de SF, directement inspirée par le cinéma du genre dans les années 80 et 90, avec une ambiance à la Mad Max.

C'est aux antipodes que se situe Guillaume Thiberge, dont le texte ne raconte pas grand-chose — la cauchemardesque descente aux enfers d'un groupe de touristes attachés aux pas d'un guide bien étrange — mais il marque une des réussites de ce recueil dans la façon inimitable qu'il a de raconter, dans sa constance dans le point de vue pathologique du guide lui-même. Onirique.

Le texte d'André-François Ruaud, lui, fait penser à une bande dessinée de Fantasy — disons que c'est de la SF dans un futur lointain, postérieur à la perte de la technologie. Et hanté par le spectre de la maladie. Un récit qui tient la route parfaitement.

On peut en dire autant du texte de Sylvie Denis et Kevin H. Ramsey, qui semble devoir beaucoup plus à ce dernier avec son couple de protagonistes masculins maladroits et vaguement querelleurs, son humour de répartie et des phrases comme « l'adjectif errait toujours dans son labyrinthe cérébral. Exercice rendu encore plus périlleux par l'épaisseur de la brume d'origine alcoolique qui calfeutrait, l'une après l'autre, les circonvolutions de l'objet ». Denis & Ramsey donnent dans le space opera, sous-genre le plus propice aux vertiges mystiques — et leur texte traite effectivement de religion. Mais l'angle anecdotique sous lequel elle est prise, corollaire du ton humoristique du texte, atténue quelque peu les effets qu'on aurait pu attendre du sujet.

Serge Lehman, lui, fait de la galaxie la toile de fond d'un conte moral, "Apothéose du Punisseur". S'il maîtrise parfaitement son écriture, communique la texture de son univers, le thème qu'il a choisi manque de tension dramatique : peut-être, étendu aux dimensions d'un roman, enrichi d'anecdotes à la Banks, pourrait-il prendre son envol ? Ou peut-être est-il destiné à demeurer l'argument d'un conte, qui ne peut être la même chose qu'une nouvelle. C'est néanmoins un texte à lire, et ce n'est pas par hasard qu'il conclut le recueil.

Et ce n'est pas non plus par hasard que "l'Homme singulier", de Jean-Jacques Nguyen, ouvre le bal. Un homme singulier en effet que ce protagoniste qui a le pouvoir d'arrêter le temps, grâce à la singularité de l'espace-temps (mini trou noir) qui réside en lui, et qui exploite ses facultés pour donner libre cours à son voyeurisme et ses pulsions de viol. On trouvait la même idée de base d'un protagoniste capable de figer le temps (ou d'accélérer sa propre vitesse, c'est équivalent) chez Dominique Douay (l'Impasse-Temps, Denoël "Présence du futur"). Nguyen y ajoute une touche de SF, le trou noir, et de profondeur psychologique, le lien entre l'assouvissement des fantasmes et l'immaturité adolescente (que Douay mettait moins bien en évidence). Bref, il développe des thèmes qui sont les siens tout en enrichissant son imaginaire. Nguyen, qui a depuis longtemps défendu le rôle du fandom comme découvreur de talents littéraires, a maintenant réussi à se transformer lui-même en excellent exemple à l'appui de sa thèse.

Ces deux excellents textes, et les trois autres de bonne tenue, suffisent-ils à justifier l'achat de l'anthologie ? Je dirais que oui, mais la réponse variera au gré de l'aisance et de la passion de chacun.

Notes

[1] Quand ils titrèrent un de leurs disques avec des runes, Led Zeppelin furent capables de vraiment embêter, sinon leurs fans qui l'identifièrent immédiatement comme "l'album IV", du moins la presse chargée d'en rendre compte. Sauvage, lui, ne dépasse pas en imagination typographique la police Symbol du Macintosh de base…