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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 19 Shadow man

Keep Watching the Skies! nº 19, mai 1996

Melissa Scott : Shadow man

roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Le dernier ouvrage de Melissa Scott se déroule, comme Burning bright, sur un fond de space opera : l'humanité a colonisé des systèmes stellaires assez nombreux pour que les cultures qui y résident aient amplement divergé. Les effets de choc du voyage supra-luminique ont été combattus à l'aide de drogues qui, hélas, se sont révélées très mutagènes et ont doté l'humanité future de cinq sexes : aux hommes et femmes se sont rajoutés les mems (pourvus des attributs extérieurs de la virilité, mais d'organes reproducteurs femelles), les fems (symétriques des mems), et enfin les herms, qui sont des hermaphrodites parfaits. Inutile de vous dire que cela ouvre toute une palette de possibilités aux diverses nuances d'homo- et bisexualité !

Sur la planète Hara, toutefois, rien n'est comme ailleurs. Les cinq sexes existent — dans la biologie — mais cette existence est niée par la loi, qui ne connaît que des hommes et des femmes. Les hermaphrodites, eux, peuvent choisir leur sexe légal. Mais, tout autant que fems et mems, ils sont mal vus dans leur société d'origine, qui les dénomme odd-bodied (corps anormaux)… ou pire.

Moins de sexe sur Hara, donc, mais plus de drogue ! Flore et faune locale fournissent un vaste choix de molécules, dont les indigènes font un usage que les outre-mondains (offworlders) s'accordent à trouver immodéré. Leurs corps s'y sont toutefois adaptés, et la physiologie humaine présente sur Hara une autre curiosité : les indigènes semblent immunisés contre les diverses variétés de virus HIV qui empoisonnent la vie de la communauté des planètes humaines, le Concord. Ces virus justifient en bonne partie l'existence d'un bureau des migrations interstellaires aux pouvoirs étendus et à la politique restrictive.

Ne peuvent donc venir sur Hara que les outre-mondains dont la présence se justifie, en général par le commerce des produits pharmaceutiques, qui tirent leurs matières premières de la biosphère harane. Pourtant, les outre-mondains sont attirés sur la planète par une raison beaucoup moins avouable : le commerce du sexe, rendu florissant à la fois par l'impunité virale de la planète, et par la marginalisation des odd-bodied qui les prédispose à une prostitution qui, fort bien rémunérée, ne les ostracise pas de la société.

Passons sur les invraisemblances que Shadow man partage avec des centaines de space operas : la planète est aussi homogène qu'un pays, les quelques mots de sa langue qui sont donnés (dans la pratique sont fabriqués à partir d'anglais et de français déformés) ne sont pas bien différents de la langue commune du Concord (rendue par l'anglais). Avec indulgence, on dira que ce sont séquelles d'une culture issue d'une colonisation humaine relativement récente — quelques siècles semble-t-il. Ce qui est vraiment intéressant, c'est la situation politique qui se développe sur Hara, où le pouvoir est contrôlé par un système clanique malgré l'existence d'un système électoral et d'une certaine tradition de protestation pacifique, exprimée par des groupes musicaux, les ranas. L'objet des controverses est l'adhésion de Hara au Concord (que l'opposition, les "modernistes", réclame), et les gender laws, qui forcent tout un chacun à choisir d'être "homme" ou "femme".

Warreven est un moderniste convaincu, qui se consacre au sein d'un cabinet d'avocats à la défense de victimes du système. Lui-même herm, ayant vendu son corps pendant quelque temps dans le cadre du trade, Warreven est mal à l'aise dans la société traditionnelle de Hara. Les manœuvres du leader de la planète lui donnent une position commerciale clé, et le hasard le mettent en contact avec Mhyre Tatian, représentant local d'une compagnie pharmaceutique qui éprouve une certaine compassion pour ses problèmes.

L'attraction réciproque entre Tatian et Warreven, sans cesse suggérée, mais fort problématique, aurait pu constituer le point focal du livre, mais reste à l'arrière-plan des intrigues politiques qui intéressent visiblement plus Scott.

En ce sens, la comparaison avec Rainbow man de M. J. Engh est instructive : dans ce livre aussi, des lois rétrogrades imposent au protagoniste un sexe qui n'est pas le sien, et transforment en crime une sexualité que nous jugerions parfaitement légitime. Mais Engh met l'accent sur une histoire d'amour contrarié, sur une tragédie personnelle, là où Scott essaie de nous peindre un tableau de toute une société, et plus particulièrement de la capitale et point de communication avec l'extérieur, le port de Bonnemarche. Déjà dans Burning bright, la sexualité pourtant présente me semblait secondaire vis-à-vis des manœuvres politiques, comme dénuée d'émotion.

On peut considérer que Scott se place ainsi en dessous de Engh, de Le Guin ou d'Eleanor Arnason (Ring of swords). Et il est vrai que son livre est un peu bavard, que l'action est interrompue par des dialogues ou des descriptions qui ne s'imposent pas vraiment. Ne comptez pas sur elle pour pratiquer l'ellipse et la litote dont un Gene Wolfe use en maître. Scott adopte par contre des tactiques compétentes, pas forcément originales, pour transmettre la masse d'informations qu'elle a générée sur son monde imaginaire : le glossaire — présent en fin de volume — est distillé en têtes de chapitre ; la société plus avancée du Concord (où, par exemple, on utilise l'informatique d'une façon intégrée au corps humain, à la cyberpunk) est vue de loin, au travers du prisme pour nous explicatif d'une société moins avancée, plus proche de la nôtre, celle de Hara.

Reproche et mérite à la fois, enfin, Shadow man est un livre engagé ; à travers les lois rétrogrades de Hara, c'est bien entendu l'homophobie de notre société qui est dénoncée. Notre société qui n'a pas d'étrangers d'autres systèmes stellaires pour venir en atténuer les injustices. Les thèmes sensibles pour la communauté homosexuelle (statut des bars de rencontre, SIDA…) sont peut-être même trop présents dans le roman, au détriment de la vraisemblance de la construction imaginaire.

Melissa Scott, qui se situe dans la descendance littéraire de Sturgeon et Le Guin, sera peut-être taxée de political correctness par les temps qui courent, mais elle a un réel talent pour la mise en place d'univers imaginaires complexes et prenants.