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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 21-22 Fatherland

Keep Watching the Skies! nº 21-22, septembre 1996

Robert Harris : Fatherland

(Fatherland)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Éric Vial

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Passé quelque peu inaperçu chez Julliard, sous le titre le Sous-marin noir, ce thriller accumule les figures imposées du genre, et quelques options d'usage courant : policier (allemand, en l'occurrence) socialement inadapté, divorcé et rejeté par son fils, belle journaliste (américaine, elle) qui exaspère icelui policier jusqu'à s'en faire aimer, supérieur hiérarchique poncepilatesque et désabusé, autre policier, sadique et agissant pour un service concurrent, enquête en solitaire, écoutes téléphoniques, banques suisses et absence de happy end. Le tout, au reste, fort bien ficelé, eut égard aux standards du genre. On marche. C'est déjà ça.

« Et la SF dans tout ça ? » jacqueschancellerez-vous. Pas le moindre petit morceau d'extra-terrestre ou de gadgetiau. Pas de cyberpunkerie. D'ailleurs tout se passe en 1964. Mais c'est là justement que la Science-fiction revient, et à la vitesse d'un Mont-Saint-Michel au galop. Sous les espèces de l'uchronie. Car en cette année 1964, l'Europe est sous le contrôle du Reich nazi, Hitler est toujours vivant, et le président Kennedy, qui s'apprête à le rencontrer au nom de la détente, et à cesser de soutenir la guérilla russe de l'autre côté de l'Oural, ne se prénomme pas John, mais Joseph, le père, ancien ambassadeur à Berlin et pro-nazi notoire dans notre univers comme dans celui qui nous est dépeint. Accessoirement, on ne se rappelle plus très bien de ce qu'il est advenu aux juifs, envoyés vers l'Est une vingtaine d'années auparavant — et de toute façon, il serait aussi malsain que malséant de s'appesantir sur le sujet.

Quelques critiques, en Italie par exemple, ont crié à l'invraisemblance devant cette “amnésie” collective, oubliant tout simplement qu'au milieu des années soixante, dans notre réalité, on ne parlait guère de génocide, qui a été après la guerre absorbé dans le phénomène général de la déportation, et dont sinon l'indiscutable réalité, du moins la spécificité a été pratiquement redécouverte à partir de la fin de ces mêmes années soixante. On sait aussi que les Alliés, même au courant, en ont pour diverses raisons fort peu parlé pendant le conflit, et qu'il en a été même relativement peu question au procès de Nuremberg. Qu'on s'imagine donc l'épaisseur du silence dans un monde où les nazis auraient triomphé. Certains ont pu d'autre part être choqués par la “normalité” du monde décrit. Par sa quotidienneté. Par une Europe nazifiée qui ne circule pas entre Dante et le Crépuscule des dieux. Ni entre le Son du cor et Salò ou les cent-vingt journées de Sodome. C'est oublier ce qu'est la terrible banalité du Mal, et que l'horreur peut fort bien ne pas être le grand-guignol, mais l'étouffement, organisé non par des monstres spectaculaires et romantiques mais par les bons petits employés, servants méticuleux d'une machine anonyme. Et il y a par ailleurs dans le roman assez de notations — sans lourdeur — sur la surveillance des opinions, sur la dénonciation généralisée des déviants — jusque par leurs enfants — ou sur l'enthousiasme obligatoire pour que l'on s'approche de ce qu'est un totalitarisme. Lequel repose sur un consensus, au moins relatif. Tant pis pour ceux qui voudraient concentrer toutes les responsabilités sur une poignée de chefs démoniaques, pour la plupart suicidés ou condamnés et exécutés, ce qui est au total un moyen de limiter les responsabilités collectives — lesquelles ne sont d'ailleurs pas qu'allemandes : un tel propos ne peut guère déboucher que sur de douteuses fantastiqueries. Tant pis aussi pour ceux qui, pour les mêmes raisons ou parce qu'ils ont du mal à dissocier les concepts de dictature et de dictateur, s'étonneront d'un système nazi où le pouvoir est réparti entre différents services, différents clans ou différentes féodalités, concurrentes voire ennemies — ce n'est un reflet de la réalité telle que nous pouvons l'appréhender. Tant pis enfin pour ceux, qui peuvent être les mêmes, qui voudraient s'appuyer sur une vision flamboyante et apocalyptique pour, peut-être, souligner les différences avec la médiocrité d'un parti de par chez nous dont il faut bien, comme le faisait feu Desproges, expliquer que le chef est un sapin de Noël, puisque si on dit qu'il est fasciste, il fait un procès (qu'il ne gagne pas toujours, d'ailleurs). Enfin, l'existence dans cette Europe hitlérienne d'un havre de liberté relative, la Suisse, pourrait étonner, mais elle est logique dans un univers où, si les nazis ont gagné la guerre en Europe, il n'ont pas (pas encore ?) totalement triomphé, et peuvent avoir avantage à conserver cette confédérale version de “notre” Hong-Kong, où d'ailleurs, comme dans la réalité de la seconde guerre mondiale, le département de Justice et Police ne se distingue pas par son antinazisme…

À la limite, et s'il faut jouer les critiques grincheux, le lecteur français peut trouver que l'on manque un peu de détails sur le reste de l'Europe. Parce que l'auteur est anglais, on sait que la Grande-Bretagne a été envahie, que Churchill a fui au Canada, et quelques autres broutilles, et peut-être parce qu'il est anglais, on apprend que l'Allemagne a organisé une union européenne qu'elle domine largement, et dont le drapeau est tout simplement celui de la CEE — le clin d'œil est un peu lourd, et la logique fort peu respectée, puisque ni les Balkans ni la très mitteleuropéenne plaine hongroise ne font partie de cette union… Le reste est des plus flous. Et la carte du Greater German Reich qui ouvre le roman n'aide guère : si l'absorption du Luxembourg, indiquée dans le texte, y est apparente, celle de l'Alsace-Lorraine, amorcée dès 1940 dans notre réalité, et tout aussi indiquée, n'y figure pas, pas plus que celle de Trieste, suggérée de manière plus floue. Il faut dire que l'auteur n'a manifestement guère étudié les projets nazis de réorganisation de l'Europe, qui seraient sans doute allés plus loin que le roman et la carte ne le suggèrent : ce n'était pas là son propos, et cela l'aurait entraîné dans de tout autres directions…

En dehors de cette lecture historique, ou politique (on ne se refait pas), et en dehors aussi de l'intérêt d'une intrigue policière efficace et prenante, il faut bien revenir à l'uchronie proprement dite, et à ce qui fait sa valeur. Il ne s'agit pas ici de l'intérêt intellectuel d'une construction logique qui, à partir d'un détail, bouleverse l'histoire par un effet de boule de neige détaillé. La façon dont l'Allemagne a triomphé est escamotée — c'est d'ailleurs assez fréquent dans cette catégorie d'histoires parallèles, sans doute parce que l'angoisse générée par une telle perspective suffit à fasciner le lecteur, peut-être parce que dans un tel univers le jeu intellectuel des causes et des conséquences serait quelque peu vain, si ce n'est vaguement indécent. L'intérêt se concentre donc sur la description du monde auquel on aboutit. On vient d'évoquer et ses limites et ses qualités. À la lecture, on trouvera d'autres éléments allant dans le même sens. La part de satire, c'est à dire de discours indirect sur notre univers réel, n'est pas oubliée ; on ne jettera pas le manteau de Noé sur le coup de griffe anti-européen, qui colporte quelques remugles d'europhobie tory, mais le rappel de l'attitude de certains représentants de nos démocraties (le Kennedy plus haut cité) face au nazisme n'est peut-être pas inintéressant ; de même, le roman, écrit peu de temps après la chute du bloc de l'Est, dit des choses qui valent d'être prises en compte, parce qu'elles sont ambiguës et ouvertes, sur la politique de la détente : en apparence, il la condamne, à travers le voyage berlinois du président américain, dont la couverture affirme, sans grande justification d'ailleurs, qu'elle marquera « la fin du monde libre », « et pour un millénaire », mais on trouve aussi l'idée qu'avec le temps, le système nazi ne peut que se déliter, s'effondrer, et que la détente peut accélérer le processus… L'uchronie, comme toute science-fiction, parle aussi du présent, et c'est une de ses vertus, qu'on soit d'accord ou non avec les conceptions de l'auteur.

Reste qu'intellectuellement (sinon commercialement), il ne suffirait pas d'une intrigue policière efficacement menée, et d'un univers plausible, même égayés ( ?) de quelques clins d'œil. La simple juxtaposition laisserait un goût d'inachevé. Et, de fait, il y a convergence entre les traits majeurs de l'univers dépeint et l'enquête policière commencée avec la mort presque anodine de dignitaires du régime à la retraite. L'anecdote rejoint l'Histoire. Et on retrouve le génocide, après un parcours assez bien agencé pour qu'on n'en donne pas prématurément la clé. D'où une cohérence qui est, sans doute, une des forces, et peut-être la force essentielle du livre.

On aura compris que le critique est enthousiaste. Ou du moins très favorable. Qu'il l'est comme lecteur naïf qui, sans rechercher particulièrement les thrillers bien fabriqués accepte de se laisser captiver de temps en temps par l'un d'entre eux, qu'il l'est comme historien et comme citoyen exaspéré par les divagations négationnistes, qu'il l'est aussi parce qu'il est convaincu de la nécessité de parler, le plus possible, des romans relevant de la science-fiction et de ses maintes succursales, mais publiés hors des collections bien repérées par les amateurs du genre — ce qui a beaucoup moins d'importance dans l'absolu, mais peut-être plus dans les colonnes de KWS — d'autant que le reste fait partie du paquet-cadeau.