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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 24-25 Parleur – 2

Keep Watching the Skies! nº 24-25, juin 1997

Ayerdhal : Parleur ou les Chroniques d'un rêve enclavé

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel

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Il s'agit peut-être bien d'un des romans les plus achevés d'Ayerdhal. Ses œuvres précédentes péchaient en rendant un hommage trop appuyé à leur modèle (le Mystère Lyphine, l'Histrion, Sexomorphoses) ou en restant un peu trop schématiques, un peu trop axées sur des effets de lecture primaires (la Bohême et l'Ivraie). Cependant, Parleur est une chronique agréablement originale, qui présente une histoire et un monde assez fouillés pour être convaincants et qui se lit d'une traite. Un ouvrage à classer tout près de Balade choreïale pour ses nombreuses qualités.

Paradoxalement, là où le style de la Bohême et l'Ivraie ou du Chant du drille était un peu cahoteux et irrégulier, la prose uniformément maîtrisée de Parleur tend presque à devenir monotone. Un des dangers qui guettent les démonstrations idéologiques qu'affectionne Ayerdhal, c'est celui de faire parler tous les personnages de la même façon. Si Élisabeth Vonarburg trouvait le contraste trop violent avec le contexte médiéval, j'aurais plutôt tendance à considérer que c'est le bon choix, qui ne nous éloigne pas artificiellement du monde du récit par l'emploi d'une langue trop “noble” et qui nous fait entrer de plain-pied dans un univers qui nous serait étranger autrement, tout comme l'emploi d'une langue familière par Esther Rochon obtient le même résultat par rapport à la visite de ses enfers reconvertis dans Lame et Aboli.

Parleur, c'est l'histoire de Coriolanus de Shakespeare racontée en inversant les points de vue. Au détour d'une discussion (p. 321), on y retrouve même la très vieille fable (puisée chez Aristote, je crois) des membres du corps humain assimilés aux membres du corps social, tout comme elle est servie par Shakespeare, mais plus en détail, dans le premier acte. Cependant, là où le héros de Shakespeare finit par assiéger la plèbe romaine, les héros d'Ayerdhal appartiennent à la plèbe assiégée et vont jusqu'au bout de leur logique… Toutefois, Shakespeare est un peu postérieur au cadre décrit par Ayerdhal, même s'il reflète une vision du monde très semblable à celle que stigmatise Ayerdhal.

La ville de Macil (Marseille — Massilia — par l'emplacement au bord de la mer et le rôle de capitale d'une "Province" ; un peu Lyon par certains noms et la topographie) est une cité médiévale dans un monde où la société est dominée par le pouvoir des gouvernants, de la Ghilde des marchands et du Dogme des prêtres. La Colline est la partie la plus pauvre de la ville, en partie rurale comme dans la plupart des cités médiévales. La vie sociale a pour pôles le temple du prêtre Alviès et la taverne des Enselvains. C'est cette taverne et ses habitués qui sont au cœur du roman.

Peu après l'exécution d'un poète à la langue un peu trop bien pendue, un étranger arrive en ville. Celui-ci se nomme lui-même Parleur. Grand admirateur du poète défunt, il reprend à son compte les enseignements de ce Karel — ainsi que ses amours avec sa sœur, la narratrice de l'histoire. En s'intégrant à la vie de la Colline, Parleur acquiert une influence grandissante. Lors d'un hiver de famine, il aidera la Colline à organiser sa survie. Après, il entraînera les gens de la Colline dans la résistance contre le pouvoir du prince, allant jusqu'à la création d'une enclave indépendante. Mais cette enclave collinarde n'aura qu'un temps, rappelant aussi bien l'intermède communard à Paris que certains soulèvements médiévaux, telles ces prises de pouvoirs par les ouvriers ou le peuple au quatorzième siècle, par les Ciompi à Florence ou Cola di Rienzi à Rome, en général sans lendemain.

Le roman se présente comme un long argument presque ininterrompu sur les vertus de la solidarité et de l'égalité. Le terrain est préparé de façon progressive et les principes de fond ne sont vraiment abordés que dans le dernier quart du livre. L'action est savamment entretenue au fil des rebondissements.

Néanmoins, j'en retire l'impression de n'avoir pas lu une argumentation politico-économique aussi soutenue dans un ouvrage de Science-Fiction depuis certains ouvrages de Robert A. Heinlein…

Le tout porte à la réflexion, mais Ayerdhal passe un peu vite sur les défauts d'une approche purement matérialiste des avantages accordés à chacun, approche qui ne saurait corriger entièrement les différences innées, surtout qu'il vient de concéder que l'inégalité est un état de nature… (p. 319). Il esquive aussi certains problèmes, dont celui de l'obtention simultanée de l'égalité et de la démocratie absolue, qui se résume à la question de savoir si, en démocratie, on peut convaincre une majorité de citoyens que l'égalité parfaite est un but qu'on doit viser, au détriment de certains… (Utile, dans ces circonstances, d'avoir un deus ex machina appelé le Parleur.) Et si on veut obtenir en même temps liberté, égalité et démocratie idéales, ça devient encore plus difficile.

Le lecteur peut être tenté d'établir des parallèles entre les raisonnements tenus par les personnages du livre, les situations décrites, les solutions proposées et leurs équivalents du monde actuel. Mais il faudrait alors ignorer les profondes différences entre notre monde actuel et une enclave fondée sur une économie distincte de la nôtre. Certaines solutions qui peuvent fonctionner dans le cadre d'une économie de guerre (ne dit-on pas que l'Angleterre a connu ce qui se rapproche le plus du socialisme idéal lors de la Seconde Guerre mondiale), le temps d'une guerre, ou dans le cadre d'une société qui ignore à la fois l'innovation et la croissance n'en seraient pas dans un autre contexte.

Malgré l'exergue plutôt explicite (et excessive) d'Ayerdhal, je penche à croire que l'argument (inconscient) de ce texte tendrait plutôt à faire écho à celui de la nouvelle "En attendant le gel" de Serge Lehman dans Destination crépuscule 1 : ce qui a été fait peut être refait. Ici, ce qui peut être refait, ce ne sont pas tant les réalisations ponctuelles de l'Enclave ou la création d'une société utopique, que la réalisation effective au fil des siècles postérieurs de ce qui avait été de simples rêves pour certaines sociétés médiévales. Bref, ce serait un manifeste en faveur des rêves d'aujourd'hui et de leur réalisation, et une déclaration de foi au progrès.

Le progrès ? Cette chose tant décriée par les réalistes d'aujourd'hui, à gauche, à droite et au centre ? Mais oui, car si on pose que la situation est au départ intolérable, il ne reste plus qu'une alternative, le statu quo ou le changement, soit, d'une part, la résignation ou le nihilisme, et, d'autre part, la croyance au progrès. Une fois acceptée la possibilité d'améliorer la situation, tout le reste n'est plus qu'une question de tactiques… (On ne tiendra aucun compte de ceux qui trouvent la situation tolérable.)

Cependant, indépendamment des arguments rhétoriques, le livre tire sa force de son grand réalisme, très terre à terre. Comme en témoigne d'ailleurs la fin de l'Enclave, Ayerdhal comprend d'instinct certaines choses — même si ses personnages semblent incapables de les articuler rationnellement — en ce qui a trait au rapport de forces réel entre producteurs et consommateurs, entre employés et employeurs, entre dominés et dominants, qui échappent à plus d'un progressiste bien-pensant, à plus d'un leader syndicaliste. (C'est ironique qu'on accuse souvent les gens d'affaires et les gestionnaires de penser à court terme, alors que, comme le démontre Parleur (p. 286), ce ne sont pas toujours eux qui ont les vues les plus courtes.)

Alors, Science-Fiction ou fantasy ? L'étiquette du livre, "S-F FANTASY", proclame qu'il s'agit des deux. En fait, c'est le récit utopique le plus intéressant qu'il m'ait été donné de lire par une plume francophone depuis, hmmm… Chroniques du pays des mères. Ironiquement, ce dernier ouvrage est paru, pour moi et les autres Canadiens, depuis déjà un moment, mais, pour les Français, ce livre et Parleur seront sortis à quelques mois d'intervalle.

Néanmoins, si on prend le mot "fantasy" au pied de la lettre, la description n'est pas si mauvaise puisqu'Ayerdhal livre, d'une certaine manière, un récit qui est une petite fantaisie ahistorique.

En tout cas, le rapprochement avec Chroniques du pays des mères n'est peut-être pas uniquement chronologique. Dans Parleur, la plupart des personnages sont des types romanesques bien marqués, dépeints plus ou moins efficacement (le tavernier, le magicien, l'acrobate, le contrebandier, le mercenaire, le militaire, le prêtre des pauvres). Les seuls à acquérir une certaine épaisseur psychologique forment le triangle amoureux au cœur de l'histoire, soit Parleur, Halween et la narratrice.

Le Parleur a d'ailleurs tellement raison sur toute la ligne que ses rapports avec Halween recréent, peut-être à l'insu de l'auteur, le schéma classique de la femme qui doit changer pour plaire à l'homme qu'elle aime. (Pas question, donc, que l'homme fasse la moindre démarche ou le moindre compromis dans l'autre sens.) Si, dans ce cas, cela signifie qu'Halween doit adopter une vêture féminine, « baisser [son] pantalon pour passer une robe », cela signifie aussi qu'elle doit délaisser ses armes et son habitude de la violence pour que le Parleur l'accepte, fournissant sa plus belle preuve d'amour quand elle se laisse prendre et violer à répétition par des soudards sans essayer de résister et en acceptant la mort…

Il n'est bien sûr pas question que le Parleur accepte l'amour que Halween lui porte sans la forcer à se plier à ses conceptions non-violentes. Il est dit quelque part qu'en tant que suprême praticienne de la violence, elle le terrorise, mais il faut croire que c'est une terreur très intime et uniquement liée à ses rapports avec les femmes puisqu'elle n'empêche pas Parleur de prendre pour ami un mercenaire sanguinaire… évidemment, dans l'univers moral de l'histoire, le Parleur a raison et Halween a tort, mais que ce soit surtout elle qui subisse ses certitudes laisse songeur…

Néanmoins, on reconnaîtra dans le Parleur un personnage qui rappelle l'Histrion et qui semble incarner à merveille les préoccupations et croyances de l'auteur. Par conséquent, c'est un personnage qui a le plus souvent raison, ce qui n'est pas sans rappeler la Lisbeï d'Élisabeth Vonarburg dans Chroniques du pays des mères : si Lisbeï tend aussi à servir de porte-parole de l'auteure, elle a également un certain don pour avoir raison envers et contre tous. La seule différence, c'est qu'elle ne détient pas nécessairement une sorte de vérité infuse, mais qu'elle a plutôt un instinct pour les bons choix.

Plus encore que face à Lisbeï, on pourrait ressentir un certain agacement face aux certitudes coulées d'un seul bloc de Parleur, si le déroulement des événements ne lui donnait pas tort de temps en temps ! C'est ce qui nous permet de continuer à lire : le fait qu'Ayerdhal nous réserve des surprises en chemin…

Enfin, il faut noter que les amateurs de Science-Fiction ou de fantasy ne trouveront dans ce livre aucun des traits propres à ces genres, et très peu des plaisirs particuliers qu'on peut associer à ces genres. Pas de magie, pas de science, très peu de technologie, à peu près pas d'exotisme ou de dépaysement, aucune transcendance… Vous êtes prévenus.

Mais si le miroitement des lendemains qui chantent risque de vous plaire, si l'indignation à bon escient vous fait l'effet d'une bonne tasse de café, si votre cerveau a besoin de se faire décrasser après l'hiver, je recommande une solide dose d'Ayerdhal.

Notes

››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 24-25.