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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 24-25 Sur la scène des siècles

Keep Watching the Skies! nº 24-25, juin 1997

Daniel Sernine : Sur la scène des siècles

recueil de Fantastique ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel

 Détail bibliographique dans la base de données exliibris.

Acheté à Boréal '96, ce dixième recueil de Daniel Sernine a dû attendre un peu que le hasard de mes pérégrinations me permette de le lire. Attente récompensée, pour ma part, par le plaisir de sa lecture. Pourtant, il s'agit d'un recueil terriblement disparate et assez inégal, aux nouvelles issues en apparence de toutes les époques de la carrière de Daniel Sernine et illustrant plusieurs de ses styles et thèmes de prédilection.

D'ailleurs, un peu comme le texte de Michel Bélil dans imagine… 75, certains textes de ce recueil ne pourraient pas être lus isolément, tels des fragments échappés d'une mosaïque dont le sens a été perdu faute d'un contexte. Toutefois, dans le cadre du recueil, même les textes les plus insignifiants, les plus évanescents, les plus inachevés, prennent un tout autre sens. Car toutes les nouvelles, comme l'indique le titre, participent de la thématique du temps et de la survie au-delà de la mort.

Ces neuf nouvelles nous font voyager de l'Égypte pharaonique à Babylone, de l'Islam au temps de Schéhérazade, du Proche-Orient au temps des Croisades, du Québec imaginé par Sernine dans le cadre du cycle de Granverger à la Palestine au temps du mandat britannique, du Japon avant la seconde tentative d'invasion des Mongols à un kaléidoscope de l'histoire européenne, de Rome à la France mérovingienne à Madrid au temps des Bourbons… Ces explorations étourdissantes trahissent un travail de recherche et une érudition dignes de respect.

Survie de l'âme, survie du corps, survie au jour le jour, éternité des êtres surnaturels, immortalité des vampires, inaltérabilité des cerveaux de prophète, éternel retour des spectres historiques, mémoires qui surnagent de génération en génération, réincarnations d'acteurs convoqués à revenir sur la scène des siècles, attifés de nouveaux oripeaux, mais le corps inchangé à chaque nouvel avatar… Sernine décline toutes les variations possibles sur le thème du temps, de ce qui lui survit et de ce que nous en conservons. Toutefois, ce n'est pas à chaque fois avec un égal succès.

La première nouvelle du recueil, "Souvenirs de lumière", est sans conteste la meilleure. Aperçus éblouissants de l'Égypte pharaonique, instants d'une jeune vie, soliloque désabusé du narrateur qui se souvient des beaux jours, quand la lumière semblait lui appartenir de plein droit. Il y a longtemps déjà, Élisabeth Vonarburg s'était interrogée sur les possibilités de renouvellement de l'écriture serninienne. La beauté et la maturité du style dans cette nouvelle porteront n'importe qui à se montrer optimiste sur les possibilités de transformation du style d'un écrivain sur une période d'environ dix ans. Il n'y a qu'à le comparer à celui de certains autres textes, qui accusent un certain âge ou une autre approche de l'écriture (par exemple, "Ses dents").

La seconde nouvelle, "Babylone", ne vaut que par le décor — Babylone lors d'un bref intermède historique suite à la chute de la puissance assyrienne. Ni le nœud de l'histoire ni le dénouement n'apportent quoi que ce soit de neuf aux thèmes de l'immortalité ou du vampirisme, hormis une infime variation sur ce dernier. Toutefois, l'action est bien menée et l'auteur rend avec un réalisme saisissant l'environnement historique de cette lointaine Babylone.

La troisième nouvelle, "Histoire de l'oiseau d'Alep et des six voleurs", nous révèle le mystère de la princesse Schéhérazade. En dire plus serait éventer sa conclusion. Charmant, sans plus.

Ensuite, "le Voyage de Salah", plus ou moins à la même époque de l'hégémonie musulmane, constitue une des nouvelles les plus puissantes du recueil. L'ambiance, en plein désert où un homme faiblissant est assailli de visions qui finissent par se matérialiser pour lui sauver la vie, mais une seule fois, est tout à fait réussie. Néanmoins, il est préférable d'avoir lu le Cercle de Khaleb pour pleinement l'apprécier…

Avec "Ses dents", on reste aussi dans l'univers du cycle de Granverger. Encore une fois, connaître l'univers fictif de Sernine donne un goût particulier, un peu plus relevé, à ce qui ne serait autrement qu'une nouvelle mouture de la nouvelle classique sur la sombre attirance du vampirisme. Néanmoins, l'atmosphère quelque peu québécoise et les résonances sexuelles du thème ajoutent également un peu de piquant à l'affaire — ainsi que le contexte du recueil lui-même, comme je l'ai déjà dit…

La sixième nouvelle, "la Tête de Jokanaan”, était parue dans le fanzine Temps-tôt à l'origine. Cependant, dans Solaris 113, Richard Cadot conjecturait qu'elle avait peut-être été écrite pour un concours de la revue Stop. En tout cas, il s'agit d'un texte mineur qui comporte néanmoins une idée fantastique plutôt novatrice, quoiqu'à la limite du mauvais calembour. C'est peut-être bien le texte le plus insignifiant du recueil.

Les deux textes suivants, "le Libérateur" et "Deux fragments", n'offrent pas un très grand intérêt intrinsèque. Si l'idée du "Libérateur" est archi-éculée, l'atmosphère et l'écriture du texte rachètent le tout. Quant à "Deux fragments", d'une facture exquise, il se laisse surtout lire comme un brouillon, comme une esquisse de la nouvelle "Sur la scène des siècles".

Cette dernière termine de superbe façon le recueil. Avec ce texte, le lecteur rejoint le présent. Il s'agit d'une version abrégée de la nouvelle d'abord parue dans l'Année de la Science-Fiction et du Fantastique québécois 1986. Cependant, à première vue, je n'ai pas décelé de coupure notable et je conclus à un travail d'élagage plus qu'autre chose.

Cette histoire de comédiens et d'acteurs qui ont parfois reçu le don de transcender les siècles au gré de réincarnations aléatoires est la plus véritablement émouvante du recueil, au même niveau que la première nouvelle. Sernine y dépeint avec une maîtrise et une finesse admirables la fraternité d'êtres esseulés, isolés par leur art. Amours, affections, haines, tragédies, tout concourt à relier les siècles aux siècles et une poignée de personnes ignorant le secret de leurs vies répétées les unes aux autres.

Pour tous ceux qui ont déjà médité sur la mortalité, sur l'impermanence de nos pas sur une terre déjà foulée, déjà ensanglantée, déjà exhumée et retournée, déjà couverte de bâtiments et de ruines, sur le sort aveugle qui décide de la survie et de l'effet de nos meilleurs efforts, pour tous ceux-là, Daniel Sernine a rassemblé un recueil qui s'essaie à une poétique du temps. Je crois que ceux-là ne regretteront pas le temps qu'ils prendront pour le lire.