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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 26 l'Opéra de l'espace

Keep Watching the Skies! nº 26, novembre 1997

Laurent Genefort : la Compagnie des fous ~ les Voies du ciel (l'Opéra de l'espace – 1 & 2)

romans de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Axelkahn était un chanteur d'opéra hors pair — mais la qualité exceptionnelle de sa voix reposait sur les prouesses technologiques des Yuweh, étrangers au sein de la civilisation spatiale humaine, et qui ne dispensent leurs largesses que capricieusement. Le jour où le premier bioprocesseur d'Axelkahn tombe en panne commence sa dégringolade des sommets de la gloire et de la richesse.

Son seul espoir, illusoire peut-être, est de se joindre à un groupe de pèlerins qui veulent se recueillir aux pieds d'un Yuweh qui se serait établi, dit-on, au cœur des Bulbes Griffith, habitat humain installé sur l'écorce interne d'une mystérieuse grappe de cosses creuses — et étanches pour l'atmosphère.

On s'en doute, Axelkahn ne connaîtra pas un voyage sans histoire. En fait, c'est ce voyage même qui en vient à constituer la matière de ce roman en deux volumes, après quelques chapitres où, en guise de prologue, on voit le chanteur-diva perdre sa superbe et s'enfoncer dans le désespoir. Contraint par les circonstances, il se transforme — de façon un peu trop subite pour être vraisemblable — en meneur d'un groupe d'inadaptés sociaux vite promus baladins et comédiens. Ainsi naît la Compagnie des Fous qui donne son nom au premier volume, et ainsi entre-t-on dans le vif du sujet.

Évidemment, c'est là que Genefort voulait en venir, pliant à son plaisir d'écriture le caractère du héros, capricieux apitoyé sur lui-même soudainement promu infatigable directeur de compagnie. Et nous voici spectateurs du vagabondage picaresque de sa troupe d'éclopés de la vie.

Genefort se montre ici enthousiaste de théâtre, et les fréquentes références à “La Compagnie” renvoient à l'âge d'or du genre, à Shakespeare. Comme il me semble au demeurant l'avoir déjà lu dans un autre fanzine [1], Genefort a sans doute aussi à l'esprit une autre référence, bien française celle-ci : le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier. Ce classique du xixe siècle situe son action vers 1630, dans la France de Louis XIII — contemporaine donc de Shakespeare — et sa première moitié présente plusieurs détails qui ont pu inspirer L'Opéra de l'espace — Gautier se lance par la suite dans les méandres d'intrigues sous-dumassiennes et ne fait plus voyager sa troupe. Fracasse, de son vrai nom Baron de Sigognac, gentilhomme gascon de bonne famille réduit à la misère, décide de se joindre à une troupe de comédiens hébergés par hasard, un soir, dans son château délabré. Il agit par désespoir, et par amour, et les membres de la troupe le chargent au départ de rewriter les rôles qui ne conviendraient pas à tel ou tel d'entre eux. La qualité de gentilhomme est réputée avoir pour corollaire le bon goût en matière littéraire !

Axelkahn, avec sa voix perdue et sa richesse envolée, a bien le profil du noble déchu tel que l'incarnait Sigognac, et il joue dans la Compagnie, outre son rôle de régisseur, celui d'écrivain-adapteur des pièces du répertoire. De fait, sa plume s'affirmera et s'affermira au cours du roman, et je crois sentir chez Genefort plus encore que chez Gautier un désir d'identification des écrivains à une sorte d'aristocratie. Gautier — contre toute évidence historique — postule qu'un gentilhomme doit être fin lettré ; autant lui que Genefort, dans un coin de leur cœur, doivent croire que tout écrivain est un gentilhomme de l'esprit. Et peut-être vaut-il mieux le penser si on se pique d'écrire.

Il ne faudrait pas rechercher entre le Capitaine Fracasse et l'Opéra de l'espace des parallèles trop poussés au niveau de l'intrigue. Axelkahn ne tombe vraiment amoureux d'aucune comédienne de sa troupe ; et les diverses avanies des voyages des deux groupes (attaques de brigands, démêlés positifs ou négatifs avec les autorités locales) ne sont pas calquées les unes sur les autres. Genefort est beaucoup plus riche en rebondissements, et fait de certaines des escales de la Compagnie des Fous autant d'esquisses des relations de l'art avec le pouvoir, autant de contes politiques. Les Bulbes sont parsemées de villes qui sont chacune soumises à leur propre gouverneur, et chacun semble avoir une grande liberté d'action, ses goûts, ses manies.

Caudil par exemple, Intendant de la prospère ville de Limort, aime tant le théâtre qu'il manque l'étouffer de son étreinte — il retient la Compagnie prisonnière. À l'opposé, la ville de Bauelort voit arriver les baladins avec une méfiance non dissimulée, et son intendant, Geler Nahim, essaie d'empêcher les représentations en promulguant successivement une série de décrets destinés à interdire les spectacles théâtraux par des moyens détournés. Mais ses oukases ménagent toujours des échappatoires. On interdit aux comédiens de parler sur scène ? Ils chanteront ! C'est avec jubilation que j'ai lu ces chapitres qui voient l'art contourner les obstacles placés sur son chemin, et se réinventer grâce à ses contraintes. Un des meilleurs moments du livre, et qui ne doit rien à Gautier — ni à personne à ma connaissance, même si le thème des rapports entre Art et Pouvoir traverse toute la S.-F. française.

Genefort se place en héritier de plus d'un de ses prédécesseurs en S.-F. française de plus d'une manière. Ainsi les tribulations de la Compagnie des Fous prennent-elles place dans le décor étrange des Bulbes Griffith, gigantesques oignons creux reliés par des orifices à leurs points de contact. Naturels ou artificiels ? Sans connaître la réponse à la question, les habitants humains ont reçu le site en héritage. Ils se sont établis à distance de la surface intérieure, vivant dans des “Stations” sur pilotis — on ne parle jamais de “villes” ou de “villages” —, reliées par un réseau de câbles de téléphérique parcourus par des nacelles en bois.

Ça ne vous rappelle rien ? Il me semble que, sur ce point, la Compagnie des fous doit beaucoup à celles des Glaces. Dans les deux cas, l'infrastructure de base est esthétiquement séduisante, et ne résiste pas à la réflexion. Quelle justification trouver à l'établissement d'un réseau aussi coûteux que son efficacité énergétique est douteuse ? Comment survit-il alors qu'on ne le voit guère entretenir ? Genefort ne prend même pas la peine d'essayer de justifier l'existence d'une pseudo-gravité qui fasse des parois de l'habitat stellaire un sol attirant les masses des villages et des nacelles. Car enfin, si les Bulbes étaient en rotation, cela compliquerait singulièrement les choses au niveau des passages de l'un à l'autre, et les forcerait à être alignés en rang… d'oignons, ce qui n'est pas l'image que j'ai tirée du texte…

Image, le mot est lâché, et les réflexions qui précèdent importent finalement peu. J'avais déjà remarqué le caractère essentiellement visuel de l'imaginaire de Genefort. Ses fantasmes, donc, ne se plient pas à la vérification par le calcul. En cela, d'ailleurs, il rejoint à nouveau Gautier, qui aspirait par l'écriture à émuler les peintres de son temps. Genefort me donne plutôt l'impression d'écrire d'excellentes bandes dessinées, reflétant en cela l'art de notre époque. La tentation pictorale se traduisait chez Gautier par des pages de descriptions fleuries qui rendent le Capitaine Fracasse difficilement lisible de nos jours ; chez Genefort, le même penchant se manifeste par des digressions brussoliennes — à l'imparfait ou au conditionnel, elles n'ont pas d'influence sur le cours de l'action et leur véracité est douteuse, présentées qu'elles sont souvent comme lointains souvenirs, légendes ou ragots. Cependant, là où le maître de la littérature de répulsion fantastique française laisse pendant des pages la bride sur le cou à ses fantasmes, Genefort se borne à des paragraphes d'une dizaine de lignes qui émaillent comme autant de vignettes le corps de son récit.

Une fois comprise la nature de la S.-F. que pratique Genefort, une fois aussi ce projet accepté — ce qu'on a le droit de ne pas faire —, on peut se plonger avec délices dans ce roman, qui, pour le peu que j'en sais, marque la progression constante de son auteur. On peut ajouter Genefort à la liste — bien courte ces temps derniers — des écrivains de S.-F. de qualité qui se sont forgés au sein du Fleuve Noir.

Notes

[1] Mais j'ai oublié la référence… l'âge…