KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Élisabeth Vonarburg : les Rêves de la mer (Tyranaël – 1)

Élisabeth Vonarburg : le Jeu de la perfection (Tyranaël – 2)

Élisabeth Vonarburg : Mon frère l'ombre (Tyranaël – 3)

Élisabeth Vonarburg : l'Autre rivage (Tyranaël – 4)

Élisabeth Vonarburg : la Mer allée avec le soleil (Tyranaël – 5)

cycle de Science-Fiction en cinq parties, 1996-1997

chronique par Jean-Louis Trudel, 1998

par ailleurs :

Enfin ! Cette réaction peut légitimement primer sur toutes les autres. Une œuvre en préparation depuis plus de trente ans, annoncée depuis presque vingt ans, circulant sous le manteau des initiés depuis presque aussi longtemps…

Oui, l'œuvre est bien digne des espoirs suscités par son attente. C'est l'histoire d'une planète d'Altaïr, anciennement Tyranaël, découverte par les Humains au xxiie siècle. Les explorateurs tombent sur les restes d'une civilisation antérieure dont tous les habitants semblent avoir disparu après avoir fait le ménage. L'équivalent du mystère de la Mary Celeste à l'échelle d'une planète. Les choses se compliquent pour les Humains lorsque l'éclipse de la planète sœur (la “lune” de Tyranaël) entraîne l'apparition d'une Mer qui absorbe toute matière “vivante” jusqu'à une altitude d'un millier de mètres et dont l'influence sur un autre millier de mètres empêche l'usage de l'“énergie électromagnétique” aux basses fréquences. Malgré le choc initial, les Humains s'installeront sur la planète qu'ils baptisent Virginia et adapteront leur technologie (et leur présence) au va-et-vient de la Mer, qui disparaît à intervalles aussi réguliers que ceux de ses apparitions. Il n'y a plus personne, après tout…

Mais, dans le second volume, à la suite de ce qui semble (à tort) être l'action de la technologie des Anciens de Tyranaël, des pouvoirs parapsychiques se développent peu à peu chez les jeunes générations. Simon Rossem, doué de pouvoirs uniques, supervise l'instauration d'un réseau clandestin qui se transforme en une organisation qui luttera pour l'indépendance de Virginia. Simon, qui a bénéficié d'une seconde jeunesse pour des raisons qui lui échappent, a changé de nom et opère sous d'autres visages et avec l'aide de jeunes protégés, d'abord Tess, puis son lointain descendant Martin.

Dans les volumes suivants, l'énigme posée par la civilisation disparue de Tyranaël en incite certains à soupçonner que la Mer “va” quelque part quand elle disparaît après deux “saisons”, et d'autres à soupçonner la présence d'une élite occulte aux commandes de la société relativement primitive des Tyranao disparus, élite qui serait peut-être encore présente et active… Cependant, cet intérêt pour les “mystères” de Tyranaël s'estompe avec l'apparition des pouvoirs parapsychiques, tandis que les tensions entre Virginia et la Terre s'accentuent. Virginia finira d'ailleurs par conquérir son autonomie de haute lutte. Dans les trois derniers volumes, la Terre est silencieuse ou absente (absorbée par ses propres conflits), jusqu'à ce que ses émissaires arrivent à bord d'un astéroïde habité, tandis que les mutants aux pouvoirs parapsychiques occupent le devant de la scène et dominent la société au point de marginaliser les réfractaires. De nouveaux talents parviennent même à faire le voyage avec la Mer dans un univers parallèle où les exilés de Tyranaël ont occupé une version de leur monde qui n'avait jamais été habitée et l'ont appelée Atyrkelsaó. On rencontre alors — enfin ! — les anciens habitants de Tyranaël, des humanoïdes dont les légendes prendront de plus en plus de place dans la saga…

Dans le dernier volume, ces trois thèmes principaux (la présence de manipulateurs et gardiens tutélaires, les rapports entre l'humanité et les Ranao d'Atyrkelsaó, la gestion de pouvoirs quasi-surhumains) sont réunis et connaissent une résolution honorable, à défaut d'être véritablement fracassante. Ce cinquième tome ne surprendra guère les lecteurs avertis, en dépit des interrogations et des doutes que ménage habilement l'auteure, mais les révélations finales constituent un dénouement satisfaisant des histoires entretissées depuis le début de la pentalogie (histoire de Simon Rossem, histoire de Ktulhudar, histoire d'Oghim, entre autres), ainsi que de l'évolution de Tyranaël. L'épilogue de la Mer allée avec le soleil peut sembler superflu, nous replongeant dans le texte éponyme du recueil l'Œil de la nuit. J'ai préféré la coda comme véritable conclusion de la pentalogie.

Au niveau le plus fondamental, celui de la narration, de la plongée dans une histoire nous éloignant du quotidien, Tyranaël est une réussite. À des degrés divers, chaque volume est captivant, et les trois derniers peut-être même plus que les premiers. La focalisation sur des histoires plus individuelles aide certainement le lecteur à embarquer et l'incite à continuer de tourner les pages jusqu'à la fin.

C'est la richesse de l'univers mis en place par l'écrivaine qui constitue l'attrait principal de cette saga. Le monde des anciens Tyranaëliens, surtout, est la clé de cet envoûtement, car la société humaine dépeinte par la suite relève du déjà-vu. L'histoire fouillée des Ranao, leur mythologie, les nombreux détails fournis sur leur vie sociale, la création d'une faune et d'une flore bien caractérisées (licornes, oiseaux-parfums, chachiens, poissons-poisons, arbres-à-eau), le décor de leurs cités à la fois baroques et harmonieuses, tout concourt à plonger le lecteur dans un monde authentiquement étranger.

Les personnages, s'ils sont brossés en série avec l'assurance d'une fresquiste expérimentée et s'ils sont en général si bien campés qu'on regrette de s'en séparer, se succèdent si vite d'abord qu'ils ne réussissent pas toujours à s'imposer. Les protagonistes du premier volume ne sont pas les moins marquants : la Tyranaëlienne Eïlai, le vieux Shandaar arrivé avec les premiers explorateurs et le jeune arriviste Tige Carigan, qui représente une nouvelle génération de colons. Dans le second livre, c'est Simon Rossem qui prend toute la place et accapare l'intérêt des lecteurs. En raison de son envergure unique, Simon domine l'action et les autres personnages principaux sont réduits à de pâles clones de ce qu'il est, puisque tous sont des doués comme lui. De plus, tous les protagonistes luttent pour la même chose avec une telle unanimité que les désaccords entre eux sont relégués au rang de différends caractériels. D'ailleurs, ce second volume démontre un manichéisme assez ennuyeux sur le plan de l'opposition entre la Terre et Virginia. De la part de Vonarburg, qui nous avait habitués à mieux, ce simplisme surprend, mais c'est bien l'impression qui se dégage d'un livre où les personnages se regardent volontiers réfléchir au fait qu'ils se regardent réfléchir… tout en réfléchissant très peu à la situation autrement que pour la réduire à quelques objectifs, comme l'indépendance de Virginia ou la clandestinité des doués. J'exagère un peu, mais il y a là un curieux phénomène de déliquescence du raisonnement. Heureusement, l'auteure ne s'attarde pas à cette phase de l'histoire de Tyranaël, sans doute compréhensible dans la mesure où les personnages du Jeu de la perfection sont des politiques ou des analytiques, et non des créatifs ; ils sont préoccupés avant tout par l'action et l'éthique de leurs actes.

Si les deux premiers volumes souffrent dans une certaine mesure d'une pléthore de protagonistes, les trois derniers sont dominés par un nombre plus restreint de personnages principaux. Dans Mon frère l'ombre, c'est Mathieu, un réfractaire à la mutation qu'on soupçonne en fait d'avoir bloqué un immense talent. Dans l'Autre rivage, l'histoire se partage en trois : la jeunesse de Lian sur Atyrkelsaó, puis sa vie sur Virginia, et enfin les aventures sur Virginia d'Alicia, l'émissaire de l'astéroïde Lagrange en provenance de la Terre. Si LianLiam est un personnage tourmenté et tragique, romantique à souhait dans le genre des beaux ténébreux et candides, c'est peut-être bien Mathieu qui est la création la plus forte de la saga, en partie parce qu'il nous ouvre la porte des plus vieux mythes de Tyranaël.

Dans la Mer allée avec le soleil, on retrouve le personnage de Simon Rossem, qui apparaît dans chaque livre, de plus en plus vieux, toujours aussi puissant, mais l'héroïne est Taïriel, une jeune Virginienne qui vit après l'époque de l'Ouverture, lorsque les Ranao d'Atyrkelsaó et les Humains de Virginia ont commencé à communiquer et échanger, d'un univers parallèle à l'autre. L'histoire d'amour entre Taïriel et Simon Rossem, qui a rajeuni plus radicalement que toutes les autres fois, marquera le début d'une exploration du passé de Tyranaël qui résoudra bien des mystères…

D'une part, Vonarburg met en scène dans cette saga deux solitudes qui cherchent obscurément à se rencontrer, celles de Tyranaël/ Virginia et Atyrkelsaó, tandis que les rapports entre les Terriens et leurs cousins de Virginia sont beaucoup plus complexes. Les rencontres entre Virginiens et Terriens donnent lieu aux récits peut-être les plus marqués par les schémas conventionnels de ce type de SF. Ainsi, dans le second tome, le Jeu de la perfection, le déroulement des événements obéit à un scénario rodé au gré d'innombrables récits de colonies rebelles. Dans ce contexte d'affrontements entre une colonie et une métropole, je trouve que Kim Stanley Robinson (dans Mars la verte et Mars la bleue) a mieux su se détacher des modèles du passé, et peut-être même que Joël Champetier se montre moins inféodé aux clichés habituels dans la Taupe et le dragon.

L'autre problématique qui accapare les trois volumes centraux, c'est en grande partie la question de la place des doués dans une société où ils sont minoritaires et sans doute incompris. D'abord, le vieux paradigme slannique — et je me demande si ce métal appelé l'“A-dix” n'est pas une autre réminiscence de Van Vogt — ressert, à peine modifié. (Par contre, les échos de Marion Zimmer Bradley, à qui Vonarburg rend peut-être hommage en donnant aux dons parapsychiques dans la société tyranaëlienne les noms de laman et aran — comme le laran cher à Bradley ? —, ne sont a priori que des rencontres obligées dans la mesure où Bradley et Vonarburg explorent le même territoire déjà bien quadrillé dans les années cinquante.) Mais ensuite, la situation sera renversée, dans un sens plus familier aux lecteurs de Bradley.

Les aspects proprement science-fictifs occupent surtout les marges de l'œuvre, en dépit des efforts méritoires de Norman Molhant qui consolide une infrastructure branlante et qui le fait de façon brillante (ainsi, il attribue la genèse d'Altaïr au mécanisme invoqué pour expliquer la formation des “blue stragglers”, ce qui permet de repousser dans le passé la vraie date de la formation des planètes du système). D'autres aspects de l'œuvre reflètent le peu d'importance accordé à la vraisemblance scientifique dans la conception originelle de Tyranaël : ces humanoïdes pratiquement humains qui ont évolué à partir de l'équivalent de salamandres ou cette Mer qui établit ses cotes en se servant d'une unité de mesure inventée par la Révolution française — ah, tous ces scientifiques qui, dans les trois premiers quarts des Rêves de la mer, parlent de “mille mètres” jusqu'à ce qu'une journaliste précise que ce n'est pas exactement mille mètres, en définitive… Cependant, de façon globale, si le monde de Tyranaël est aussi bien étayé que possible, il ne faut pas chercher dans ces deux premiers volumes des audaces ou de l'originalité sur le plan des innovations science-fictives.

Le plus drôle, à cet égard, c'est sûrement quand des Virginiens sur Atyrkelsaó critiquent l'immobilisme et la société figée des Ranao, alors que la société humaine sur Virginia ne semble pas avoir connu de progrès technologiques notables en près de huit siècles ! À part la propulsion et les communications supraluminiques, on a longtemps l'impression de se retrouver au vingtième siècle. (Est-ce un hasard si, souvent, les histoires semblent se répéter, comme lorsque des mutants se promènent sous le couvert d'un cirque dans l'Autre rivage, évoquant une tactique semblable deux volumes plus tôt ?) Les personnages avouent combien certaines des manipulations des Ékelli dépassent la technologie de Virginia — alors que les Ranao d'Atyrkelsaó sont capables de rendre interfertiles les unions entre Humains et Ranao… Et pourtant, en huit siècles, que de temps pour aller s'installer ailleurs dans le système d'Altaïr, même sans propulsion Greshe, là où il n'y aurait pas la Mer pour affecter les machines modernes ! Que de temps pour développer les techniques de la longévité ! Que de temps pour apprendre à appliquer de nouvelles technologies indépendantes de l'électricité même là où la Mer fait sentir son influence ! (La nanomécanique effectue une brève apparition dans l'Autre rivage sans pour autant donner naissance à de plus amples développements au cours des siècles suivants).

De façon plus tangentielle, on retrouve la même timidité dans le traitement des sims employées par la société de Lagrange : peut-être que la simulation de la vie à la surface d'une planète aurait bel et bien terrifié une enfant encore peu habituée aux sims, mais je parie que si la technologie des sims s'installait vraiment dans les mœurs, on fabriquerait très vite toute sorte de sims surréels ou irréels qui seraient bien plus déstabilisants ou effrayants qu'une simple vision du ciel… Il y aurait le même effet de saturation affective qu'à la télévision ou un meurtre simulé ne sert qu'à attirer l'attention du téléspectateur. Les conséquences de l'usage des sims seraient tout de même plus subtiles que celles dépeintes dans l'Autre rivage !

L'écriture d'Élisabeth Vonarburg n'est toujours pas dénuée de certaines coquetteries, tels ces va-et-vient trop rapides entre Lian sur Atyrkelsaó et Liam sur Tyranaël au début de l'Autre rivage, désarçonnant le lecteur sans véritable nécessité, mais elles sont plus rares dans les trois derniers volumes. Un autre choix qui m'a paru douteux, c'est de raconter en parallèle les trahisons des protagonistes par des gens qu'ils aiment, dans l'Autre rivage : ces révélations sont trop rapprochées, au détriment possible de l'histoire, car elles suscitent l'impression d'un manque d'imagination de la part de l'auteure, alors que c'est un indice…

Sinon, l'écriture de Vonarburg a toute la richesse à laquelle l'écrivaine nous a habitués dans ses nouvelles — le seul reproche qu'on peut lui faire, à la limite, c'est sa trop grande élévation de ton dans des contextes où elle n'est pas toujours justifiée (la vie militaire dans l'Autre rivage, par exemple). Ce ton uniforme tend à niveler les temps forts et les temps faibles, les joies et les drames, et les cadres très diversifiés des événements, limant des aspérités qui auraient pu donner un relief supplémentaire à l'histoire. Néanmoins, la constance de cette qualité du style dans cinq (gros) romans d'affilée force l'admiration.

Cette langue souple et riche excelle à nous plonger dans la subjectivité de personnages déchirés, en proie à des questionnements incessants, à des insatisfactions brûlantes… Mathieu, Lian et Taïriel se rejoignent, à des siècles d'intervalle, de par leurs sorts inconfortables : leurs talents parapsychiques sont presque entièrement bloqués, ce qui fait d'eux des personnages que le lecteur également dénué de pouvoirs parapsychiques sera plus à même de comprendre. L'histoire de Mathieu est la plus prenante, mais la plus imparfaitement résolue dans le cadre de ce que nous montre la narration : l'écrivaine confie beaucoup à l'ellipse… Lian est peut-être bien le plus sympathique des trois ; sa candeur est réelle : lorsqu'Alicia se fait duper, c'est une menteuse qui a trouvé plus fort qu'elle à ce jeu — et Mathieu est une victime de circonstances le dépassant. Taïriel est le personnage le plus falot : quoique sympathique, elle est trop ballottée par les événements, trop manipulée, trop évidemment destinée à être l'instrument des révélations finales, pour favoriser l'adhésion entière du lecteur.

J'avoue volontiers que je préfère les débuts des grands cycles. Ainsi, je reste convaincu que Mars la rouge de Robinson est supérieur à Mars la verte qui a remporté le Hugo. L'altérité d'un nouveau monde est d'habitude plus présente dans un premier volume, où elle permet des rencontres plus originales que lorsque la colonisation efface l'altérité originelle (comme chez Robinson) ou que les mystères sont reportés à plus tard (comme chez Vonarburg). D'ailleurs, le foisonnement des points de vue dans les premières pages des Rêves de la mer et les grandes expéditions décrites dans ce livre m'ont rappelé ces pages de Mars la rouge où passait un souffle épique similaire. J'ai donc préféré la variété des points de vue et des intrigues du premier tome. Malgré quelques longueurs, et le fait que la narration parallèle éventait parfois les secrets traqués dans l'intrigue principale, c'est un livre qui a de l'envergure et qui avance à pas de géant. Les romans suivants représentent presque un détour en attendant la résolution de tous les mystères dans le volume final — par contre, les histoires que je choisirais de relire sont celles de Simon, dans les deuxième et cinquième tomes, et de Mathieu, dans le troisième.

Le défaut majeur de Tyranaël tient dans la sur-détermination des gestes de bien des protagonistes. Ainsi, dans les Rêves de la mer, Vonarburg interpose entre le lecteur et l'histoire des Humains arrivant sur Tyranaël/Virginia une seconde narratrice qui non seulement choisit d'évoquer certaines scènes plutôt que d'autres (ce qui explique sans doute la pléthore de personnages dans ce premier volume qui se reprochent la mort d'un être cher, ou en portent la culpabilité, puisque la narratrice, Eïlai, est dans ce cas), mais les interprète aussi. De plus, le texte suggère, dans le premier livre, que la Mer, les indigènes de Tyranaël et peut-être même une espèce intelligente encore plus ancienne se réunissent pour manipuler les Humains. Dans le second volume, cette dimension est encore plus affirmée puisque Simon Rossem (Rossum ? Ai-je mentionné les tuckerismes qui parsèment la saga ?) se sait manipulé, depuis avant sa naissance peut-être, par des forces inconnues. À leur tour, les doués agissent secrètement sur les indépendantistes virginiens qui œuvrent eux-mêmes dans l'ombre pour obtenir l'indépendance de la planète. Il reste donc très peu de place aux personnages pour déterminer leurs propres objectifs (ce qui expliquerait l'absence de réflexions sur ce thème). Et ceci se répercute sur l'intrigue qui, en l'absence de personnages vraiment prenants, n'a pas toujours de surprises à offrir en contrepartie. Des personnages manipulés peuvent-ils se dérober à leur destin ? C'est un peu l'interrogation au cœur du parcours d'Eïlai, qui est elle-même le jouet de ses Rêves, dans une certaine mesure. Il y a, en fin de compte, fort peu d'agents libres dans cette histoire…

La Science-Fiction, dans Tyranaël, tend à illustrer la construction de la fiction, c'est-à-dire l'illumination des modalités et des embûches de la communication. Que de fois l'auteure ne met-elle pas en scène des personnes incapables de communiquer, muets (comme le jeune Simon Rossem), traumatisés ou parapsychiquement bloqués (Mathieu, Lian, Taïriel) ? Que de fois ne raconte-t-elle pas l'histoire de secrets cachés ou tus, la découverte de non-dits ? Le surenchâssement des narrations dans le premier volume est patent. Dans les trois derniers volumes, ceci prend la forme de manipulations juxtaposées, les Ékelli comme Galaas jouant avec le destin des Ranao, puis d'Humains comme Simon Rossem, les surtéleps comme Simon Rossem et Graëme Anderson guidant les destinées des Humains vulnérables, et même les simples Humains comme Alicia se battant pour le droit d'écrire l'histoire à leur guise.

Car, qu'est-ce que la manipulation d'autrui sinon la tentative de lui faire jouer un rôle dans une histoire qu'on a inventée ?

D'ailleurs, quand tous les acteurs sont les écrivains de l'histoire d'autrui (jusqu'à la Mer qui a joué un rôle conscient dans l'histoire de Tyranaël, jusqu'aux Rêveurs capables d'intervenir dans les vies qu'ils Rêvent), l'auteure est-elle encore pleinement responsable de la qualité des histoires qu'ils tentent d'imposer et qui interfèrent les unes avec les autres… Qu'arrive-t-il lorsque les individus cèdent à une fatalité personnelle, sans s'inscrire dans une autre histoire que celle imaginée par l'écrivaine ?

(Eh bien, il y a le cas de la mort si commode de Dougall, suite à un second crime commis sous les yeux de son fils Lian. Elle confine au mélodrame, réglant son sort en deux temps trois mouvements, et ne résiste pas à l'analyse. Si l'histoire de Lian sur Atyrkelsaó est si poignante, c'est peut-être parce qu'il n'est pas le pion de joueurs d'échecs inconnus…)

En accédant aux univers parallèles, les Rêveurs touchent au foisonnement des possibles qui confrontent les auteurs aux prises avec la page blanche. Difficile, donc, de ne pas voir Tyranaël comme une immense métaphore de l'écriture, de la tentative par l'auteur de rejoindre le lecteur. Mais lorsque tout repose sur la simple découverte narrative de l'enchâssement qui permet à l'écrivain d'attribuer à un personnage la responsabilité des actions d'un autre personnage, ne modifiant que la logique — que l'interprétation ! — de ces actions et non leur vérité, on peut rester sceptique face à l'abus de ces mises en abyme.

Bref, c'est un fantastique voyage que celui que nous propose Élisabeth Vonarburg sur Tyranaël, la planète aux multiples habitants et visiteurs… Les cinq volumes de l'œuvre homonyme composent une fresque ambitieuse. Certes, on n'y trouvera pas l'allégresse féroce et lucide d'une auteure comme Lois McMaster Bujold, ou le sens du réalisme futuriste, la psychologie du dépaysement d'une auteure comme C.J. Cherryh, ou la vision totalisante et dynamique d'un Kim Stanley Robinson… Par contre, on y goûtera une prose riche et ciselée, un sens inégalé du mythe et de ses avatars, qui s'inscrit dans la maîtrise vonarburgienne de l'écriture d'histoires, et une construction de mondes d'une rare densité, qui représente une véritable réussite anthropologique. L'humeur fondamentale de l'univers tyranaëlien est apollonienne ; souvent, la tragédie, c'est s'aliéner cette sérénité, cette résignation, cette philosophie pas toujours joyeuse.

L'ensemble de la saga me semble s'adresser à tous les lecteurs de SF, du néophyte au plus chevronné. Si la Science-Fiction au cœur du livre est quelque peu surannée, elle est néanmoins la distillation et la transcendance du thème très science-fictif de la présence de l'Autre (de l'extraterrestre, ici) dans l'histoire que nous croyons connaître. Et l'agencement des intrigues est à la hauteur des plus hautes exigences.

Les points forts de la saga sont des morceaux d'anthologie (et ils l'ont été). L'histoire tyranaëlienne d'Oghim est un merveilleux fil conducteur des trois derniers volumes, à la fois par sa symbolique et par l'usage qu'en fait l'auteure, nous servant la version mythique dans Mon frère l'ombre, la version terre-à-terre réécrite par Mathieu dans les souterrains de l'île Voishtra et la version historique dans la Mer allée avec le soleil. L'enfance de Lian sur Atyrkelsaó est également fascinante : à bien des égards, la culture rani, qui verse plus franchement dans une ambiance de Fantasy, est plus intéressante et plus facile à accepter que la culture virginienne, où des pouvoirs relevant essentiellement de la magie cohabitent malaisément avec un décor science-fictif et plus réaliste. L'histoire d'amour de Taïriel et Simon Rossem est authentiquement émouvante — et rafraîchissante de vérité (relative) après les amours trahies de Lian et Alicia.

En guise de conclusion, vous demanderai-je d'imaginer Marion Zimmer Bradley revue et corrigée par Mauriac ? Ce n'est peut-être pas la meilleure analogie car, au bout du compte, Élisabeth Vonarburg est un talent sui generis. Ce talent déploie toute sa mesure dans la création de monde au cœur de la saga de Tyranaël et nous rappelle son savoir-faire dans l'écriture de scènes diverses, habitées par des personnages bien typés et toujours humains, qui composent un prodigieux kaléidoscope, révélant à chaque réglage un nouvel arrangement des facettes d'une réalité sortie de son imagination.

Voici donc une œuvre supérieure, voire monumentale, dont l'intérêt ne se dément pas sur les plans de la narration et de la construction de mondes, et qui ne devrait pas décevoir grand-monde.

Jean-Louis Trudel → Keep Watching the Skies!, nº 29-30, août 1998

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