KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Serge Lehman : Aucune étoile aussi lointaine

roman de Science-Fiction, 1998

chronique par Jean-Louis Trudel, 1999

par ailleurs :

D'excellents poètes ont fait le saut de la poésie à la prose, sans toujours abandonner la poésie, d'ailleurs. Au Canada, on connaît bien les cas de Margaret Atwood et Michael Ondaatje (le Patient anglais), et aussi celui de Phyllis Gotlieb en Science-Fiction. Mais c'est plus délicat pour un romancier de vouloir faire de la poésie dans un roman. Pourtant, si on veut parler du futur sans trop s'encombrer de longues explications, l'ellipse propre à la poésie apparaît naturellement dans les textes de Science-Fiction. D'autres composantes propres à la poésie peuvent également se glisser dans la Science-Fiction, et tant les auteurs que les lecteurs français ont démontré un goût certain pour des textes qui se distinguent des narrations linéaires et prosaïques de la Science-Fiction étatsunienne.

De Nathalie Henneberg à Emmanuel Jouanne, plus d'un écrivain français a vu dans le space opera — sans parler des autres sous-genres de la Science-Fiction — l'occasion d'exprimer ses élans lyriques, de sortir des images fortes, de céder au romantisme du sublime, bref, d'alimenter Pierre Stolze en preuves à l'appui de sa thèse que la Science-Fiction est une littérature d'images.

Or, même si l'écriture de Lehman n'est pas particulièrement poétique, l'histoire du dernier naute de l'espace est pensée comme un poème et elle est même encadrée par les deux strophes d'un poème. Comme dans un poème, l'allégorie et l'évocation comptent plus que l'explication, l'allusion plus que la description, l'ellipse plus que les continuités et l'impression toujours plus que le détail précis. Comme dans un poème, c'est l'émotion qui l'emporte sur la raison, mais une émotion qui est moins souvent dans les personnages que dans leurs destins.

Je rappelle donc qu'il s'agit de l'histoire d'Arkadih Tomekin, héritier d'une lignée qui a régné sur la planète Murmank et qui a reçu la formation d'un naute apte à piloter un des vaisseaux spatiaux qui reliaient les mondes habités… jusqu'à l'installation des “toboggans” qui assurent des liaisons instantanées et directes par des portails de transmission. Il finira par quitter Murmank et sa famille à bord d'un antique vaisseau doté d'une Intelligence entièrement tournée vers sa propre quête.

Les premières pages n'engagent pas d'emblée l'intérêt du lecteur. Le décor et les situations n'ont rien pour forcer l'adhésion ou nous entraîner dans l'action. Le personnage du jeune Arkadih intrigue, mais il n'est guère crédible : un enfant de sept ans qui comprend quand, comment et pourquoi des adultes lui mentent ? un enfant de sept ans capable de raconter des histoires avec tout l'art qu'il faut pour subjuguer un auditoire adulte ? Même s'il a un peu plus de sept années terriennes, ce n'est pas facile d'y croire…(1) Tout au long du roman, Arkadih m'a fait l'impression d'une obsession (celle de voyager, celle d'être naute) à laquelle on a accroché un personnage tant bien que mal, comme on pendrait deux ou trois articles de vêtement à un cintre dans l'espoir de les voir constituer un mannequin de mode.

Cependant, si le contexte semble d'abord quelconque, voire banal, le ton de Lehman m'a conquis dès le départ. Faute de mieux, je me suis amusé en lisant les premières pages du roman, car l'auteur multiplie avec humour les références et les détournements de sens. L'extrait en exergue prend par exemple le contre-pied des interprétations conventionnelles du big bang avec une désinvolture toute post-moderne, et plutôt divertissante. Dans mon cas, c'était peut-être l'écrivain en moi qui trouvait un plaisir indubitable à voir un écrivain en pleine possession de ses moyens à l'œuvre…

Un peu plus tard, c'est l'histoire du futur de Lehman qui pointe le bout de l'oreille et le lecteur averti évolue dès lors dans un cadre connu, qui transcende les traits anodins de Murmank. Or, je le regrette pour les néophytes, mais je considère que l'histoire du futur de Lehman ajoute une très nette dimension supplémentaire à sa fiction. Quand j'avais lu une première fois sa nouvelle "Dans l'abîme" dans l'anthologie Parapsychologie : science et fiction, la situation de base m'avait paru ringarde et le nœud de l'intrigue m'avait semblé intégrer assez malaisément un élément fantastique dans un cadre de space opera. Cependant, lorsque j'ai lu ce texte une seconde fois, alors que j'étais en mesure de le replacer dans l'eschatologie lehmanienne, la nouvelle a gagné en intérêt.

Peut-être que c'est le vieux truc des religions du Livre : l'histoire d'Esaü et du plat de lentilles est d'un intérêt tout relatif sauf si elle devient un épisode du combat métaphysique pour le patronage de Jéhovah, aux prolongements dans le passé et l'avenir, rattachant l'anecdote à la fois à la création du monde et à la rédemption de l'Humanité. Après avoir lu Houellebecq et Lehman l'un à la suite de l'autre, je me fais l'impression d'être si peu religieux, soit dit en passant, que ça m'effraie. Michel Houellebecq suggère que la religion est peut-être bien une nécessité et Lehman semble le démontrer en inscrivant toute son intrigue dans un cadre éminemment religieux : cosmogonie, manichéisme, transcendance des élus, retour au paradis perdu… Ce qui ne m'excite que très moyennement, mais exhausse chaque élément du récit sur un socle mythologique plutôt massif.

Quoi qu'il en soit, le roman gagne progressivement en attrait pour le lecteur habituel de Lehman au fur et à mesure que celui-ci en dévoile un peu plus sur son histoire de l'Univers. On découvre alors peu à peu un jeu de poupées russes, dont on ne peut apprécier tous les savants emboîtements que si on a lu certaines des œuvres antérieures de Lehman. Il y a dans le procédé toute l'élégance d'une série de démonstrations prouvant l'existence du super-ensemble qui contient tous les ensembles précédents. Intellectuellement, cet enchâssement exerce le même attrait que les manipulations superposées du Tyranaël d'Élisabeth Vonarburg ou les conspirations enchevêtrées des X Files, mais d'une manière encore plus abstraite.

Par contre, le plaisir de lecture au premier degré n'a pas toujours été au rendez-vous. Si j'ai suivi avec passion les débuts de la quête d'Arkadih et de l'astronef Anubis, j'ai commencé à décrocher vers la fin, alors que les moments culminants de l'histoire ont été comme racontés en accéléré. Lehman tente une sorte de reconstruction du space opera tel qu'il a été, allant même jusqu'à intégrer l'explication du mode de déplacement supraluminique dans le cadre de sa cosmogonie. Mais c'est clairement une reconstruction du charme du space opera dans un monde qui ne s'y prête plus : avec l'arrivée des toboggans, la Galaxie a rétréci, tout comme la Terre que nous connaissons, et les “nations” qui l'habitent sont confrontées à une barrière impassable si elles veulent quitter cette galaxie pour voguer vers les autres univers-îles du ciel.

Lehman invoque Joseph Conrad dès la page de garde du roman. Or, tout comme le romantisme des voyages à la Conrad s'est évanoui depuis que les longs courriers permettent de survoler “l'obscurité lointaine” qui, « à l'avant du bateau, semblait une nuit d'un autre monde », les épopées spatiales dont rêve Arkadih Tomekin ne sont plus de mise. Le roman se termine sur une réponse sans ambages : pour renouer avec l'épopée, il n'y a qu'une solution possible, retourner carrément dans le passé, mais les “nations” de la Galaxie se réunissent pour faire face à l'inconnu de ce qu'il y a au-delà de la Ténèbre. L'allégorie par rapport à la situation présente du genre qui nous intéresse et de notre Terre est assez limpide.

C'est donc bien au niveau des renvois à l'histoire du futur de Lehman et à l'histoire du space opera que ce roman fonctionne. La quête est habilement menée, aussi, mais le personnage d'Arkadih n'a jamais réussi à me convaincre pleinement. Hors de son obsession dominante, il apparaît très fragmenté, très lacunaire, et ses rapports avec les femmes de sa vie m'ont paru complexes au point de friser l'incohérence. Il abandonne sans hésiter Cheele, l'amour de sa jeune vie, mais il est bouleversé par la trahison de Mure, qu'il connaît à peine. Il y a là une symétrie formelle (la femme qu'il a abandonnée, la femme qui l'abandonne) mais qui fait surtout toucher du doigt son égocentrisme : de Cheele, Arkadih n'a pratiquement rien su ou voulu savoir, et de Mure, Arkadih se satisfait d'une histoire qui, si elle est vraie, est à moitié fausse…

Si la force de la Nouvelle SFF est censée être le retour du récit, je trouve a contrario que Lehman en fait trop dans ce livre. Une succession d'histoires enchâssées dans le récit de la quête semble avoir pour but principal de nous rappeler que cette quête est elle-même un récit canonique, à la Nova de Samuel R. Delany. De même, à un certain moment, Arkadih se livre à une auto-analyse et autocritique de son rôle dans l'histoire en cours qui m'ont rappelé celles du personnage de Wildy Petoud dans la Route des soleils. En fin de compte, Lehman chasse trop de lièvres à la fois : histoire d'une quête qui se modifie en cours de route, réflexion post-moderne sur la narrativité et l'historicité du space opera, hommage au space opera à l'ancienne et tentative de reconstruction de celui-ci…

Au niveau des influences, je vois un peu moins celle du 2001 d'Arthur C. Clarke et un peu plus celle de ses Enfants d'Icare. Même si la régression à une forme parfaite d'Humanité diffère de la transcendance vers une vie supérieure, certains traits structurels (forme des Mentors de Lehman, présence extraterrestre dans les mythes de la Terre) du mythos lehmanien les rapprochent des thèmes favoris de Clarke.

Plus étrangement, je reste frappé par les parallèles entre la mythologie lehmanienne et celle de Daniel Sernine. Là où Lehman a une ville secrète installée dans le Caucase depuis plusieurs siècles sous l'égide plus ou moins lointaine de puissances extraterrestres, Sernine a une ville secrète installée en Sibérie/Mongolie depuis plusieurs siècles à l'instigation d'extraterrestres. Il y a des Mentors chez les deux, des Alii chez Sernine et des Alètes chez Lehman, un astéroïde qui sert de base secrète chez Sernine et un astéroïde/lune autour de Jupiter qui sert de base occulte chez Lehman. Bref, leurs visions du présent de la Terre se rapprochent sur plusieurs points structurels, même si Lehman a prolongé sa vision le plus loin dans le temps et dans l'espace, accouchant d'une cosmogonie et d'une eschatologie s'étendant sur des milliards d'années. Sernine, lui, a consacré ses énergies créatrices à une reconstruction fantastico-mythique d'un coin de pays du Québec profond sans poursuivre sa constitution d'une mythologie de l'ère spatiale.

En ce qui me concerne, ces rapprochements soulignent surtout l'ancienneté de l'inspiration commune de Lehman et Sernine — qui ont tous les deux adopté des pseudos pour écrire, mais ce n'est sans doute qu'un hasard, et non le résultat d'une directive extraterrestre… La présence d'extraterrestres, de Grands Anciens dans l'histoire de la Terre a été un thème porteur de H.P. Lovecraft à Erich von Däniken, en passant par Robert Charroux pour les francophones. Dans la Science-Fiction américaine, le thème a connu une évolution divergente, qui s'est attachée moins à des incidences historiques qu'à des incidences biologiques, ce qui a donné les textes de Larry Niven dans les années 70 (comme Protecteur) et a mené à la conception de l'Élévation par David Brin (dans Marée stellaire, etc.). Au risque d'être exagérément réducteur, je dirai que la nostalgie avec laquelle Lehman joue dans ce livre était en fin de compte inscrite dans les gènes mêmes de la conception de son histoire universelle.

Un roman peut-il pécher par excès d'ambition ? J'ai l'impression que c'est ce que Lehman démontre avec Aucune étoile aussi lointaine. S'il s'était contenté de signer un hommage poétique ou endiablé au space opera à l'ancienne (comme le Pays de cocagne de Colin Greenland), agrémenté de quelques traits d'intelligence qui évoquent un peu Delany, sans vouloir faire en même temps une analyse du genre et une allégorie du présent, peut-être le résultat aurait-il été plus puissant… Mais le poète est semblable au prince des nuées : ses ailes de géant l'empêchent de marcher…

Le résultat est un roman brillant, mais qui compte peut-être trop de personnages surhumains, pour ne pas dire inhumains. Le ton élevé de Lehman tend à ignorer les contingences terre à terre qui auraient pu donner un meilleur équilibre au livre. Cela dit, c'est un livre qui vaut certainement la peine d'être lu si on a déjà fréquenté les mondes de Serge Lehman. Sinon, le roman donne tellement de clés que c'est sans doute un excellent moyen pour le lecteur novice d'aborder l'œuvre de Lehman afin de décider si celle-ci l'intéresse.

Jean-Louis Trudel → Keep Watching the Skies!, nº 34, novembre 1999


  1. Le personnage d'Anakin Skywalker dans la Menace fantôme produit un peu le même effet.

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