KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Robert Silverberg : Légendes

(Legends, 1998)

anthologie de Fantasy

chronique par Philippe Paygnard, 1999

par ailleurs :

L'anthologie thématique est un genre qui a connu des hauts et des bas. Elle semble revenir au goût du jour si l'on en croit le nombre croissant de publications de ce type. On peut ainsi citer, à titre d'exemple et sans sortir du territoire français, Escales sur l'horizon présentée par Serge Lehman et Futurs antérieurs dirigée par Daniel Riche au Fleuve noir, Fées et gestes présentée par André-François Ruaud chez le Bélial'/Orion, SF 98 et SF 99 sous la direction d'Olivier Girard et le label Bifrost/Étoiles vives, Légendaire, l'anthologie de Stéphane Marsan chez Mnémos.(1) Chacun de ces recueils de nouvelles bénéficie de la présence d'auteurs confirmés, parrainant ainsi quelques nouveaux venus, sous la houlette d'un maître de cérémonie avisé.

Légendes n'échappe pas à cette règle puisque c'est Robert Silverberg qui pilote cette anthologie réunissant onze nouvelles écrites par des maîtres et des maîtresses(2) de la Fantasy moderne, dixit le sous-titre de ce livre.

Autour de Silverberg, maître d'œuvre de ces Légendes et présent en tant qu'auteur avec l'une de ses Chroniques de Majipoor, on trouve des romanciers qu'il n'est plus besoin de présenter : Terry Pratchett, Orson Scott Card, Ursula K. Le Guin, George R.R. Martin, Anne McCaffrey et Stephen King. Rien que du beau monde. Ces grands noms de la SF, de l'Horreur et de la Fantasy rivalisent de talent avec quelques auteurs de la génération montante : Terry Goodkind, Tad Williams, Raymond E. Feist et Robert Jordan.

De longueur variable, les onze textes présentés ici entrent dans la catégorie des nouvelles, pourtant certaines d'entre elles ressemblent presque à de courts romans tant par la taille que par la construction. On retrouve ici un format de texte relativement courant aux États-Unis, la novella, qu'un romancier comme Stephen King pratique régulièrement avec des récits de la qualité de "Brume" ou des recueils tels que Différentes saisons.

Cela fait donc de Légendes un énorme pavé, un livre-montagne qui me fait pourtant penser à un vaste corridor, un couloir s'ouvrant vers l'ailleurs, orné par onze portes majestueuses. Certaines sont largement ouvertes, d'autres sont à peine entrouvertes mais ne demandent qu'à s'ouvrir, les dernières restent obstinément closes. Par ces portes, chacun des onze romanciers présents au sommaire de Légendes dévoile une toute petite parcelle d'un monde qu'il — ou elle — a souvent mis des années à construire au travers de ses livres et de ses nouvelles.

Le temps d'un simple récit, les onze auteurs de Légendes permettent ainsi à de fidèles lecteurs de retrouver des visages connus ou bien des paysages déjà fréquentés. Il n'est hélas pas certain que ces trop rapides incursions dans des univers si différents soient suffisantes pour permettre à de nouveaux lecteurs d'avoir envie d'en découvrir plus. En ce cas, la porte de leur monde risque d'être difficile à ouvrir et on peut craindre qu'un bon nombre de néophytes renoncent à crocheter ces huis trop bien fermés.

Il serait à la fois délicat et injuste de dresser une liste des portes closes, car chaque lecteur aborde ce genre de livre avec son trousseau de clés, constitué par ses lectures précédentes et sa propre connaissance littéraire. Quoi qu'il en soit, il reste évident que la plupart des onze univers entraperçus dans ce recueil ont besoin de plus de quelques dizaines pages pour atteindre une totale plénitude.

La seule contrainte des onze auteurs de Légendes étant de présenter un petit bout d'un univers de Fantasy qu'ils avaient déjà créé, chacun d'eux aborde l'exercice de manière différente.

Ainsi, Stephen King choisit-il de raconter une aventure solitaire de son héros, Roland de Gilead le Pistolero. Sa nouvelle, "les Petites sœurs d'Elurie", se déroule avant les récits déjà publiés et qui constituent aujourd'hui le Cycle de la Tour sombre. En optant pour cette simplicité, apparente, King revient aux sources même de sa saga. Il fait ainsi le bon choix car il ne ferme nullement la porte de son univers. Il positionne son lecteur au tout début des aventures de Roland. Le néophyte se trouve ainsi prêt à commencer la lecture du premier volume du cycle, le Pistolero, alors que l'aficionado de King n'est en rien déstabilisé par ce bref retour en arrière dans la quête de la Tour sombre.

De la même manière, "Renouveau" permet à Robert Jordan de conter la rencontre entre Dame Moiraine et son champion, Lan Mandragoran. Il place lui aussi son lecteur juste avant le véritable début de son Invasion des Ténèbres, dans la Roue du temps.

Avec "le Septième sanctuaire", Robert Silverberg retrouve l'univers créé dans le Château de Lord Valentin. C'est même le Pontife Valentin en personne qui est notre guide dans cette étape sur Majipoor. Mais ce récit a le handicap de se situer en fin de cycle. Il pourrait s'agir d'un mauvais choix, pénalisant les nouveaux lecteurs, si l'auteur ne parvenait à distiller suffisamment d'informations, de détails et d'anecdotes, au fil de sa prose, pour rendre sa nouvelle claire et accessible. Les clés étant cachées sous le paillasson, cette porte qui semblait close ne demande qu'à s'ouvrir.

Derrière les autres portes de ce corridor de Légendes se cachent des mondes, les minois déjà connus d'Alvin le Faiseur, héros du cycle homonyme d'Orson Scott Card ("l'Homme-au-grand-sourire"), ou de Mémé Ciredutemps des Annales du Disque-monde de Terry Pratchett ("la Mer et les petits poissons"). On pourrait presque apercevoir la queue d'un dragon de Pern si Anne McCaffrey ne leur avait préféré une véloce Messagère ("Messagère de Pern""), alors que George R.R. Martin frappe de taille et d'estoc pour livrer un Chant de glace et de feu ("le Chevalier errant"). Ces cycles et ces auteurs font partie de l'actualité récente de la SF et de la Fantasy ; il n'est donc pas difficile, a priori, de pénétrer leur monde respectif.

Il est sans doute moins évident de pousser la porte du monde d'Ursula K. Le Guin. En effet, le Cycle de Terremer, auquel se rattache la nouvelle "Libellule", a débuté au milieu des années soixante avec le Sorcier de Terremer. Fort heureusement, en professionnelle avisée et en moins de soixante pages, Ursula K. Le Guin nous offre l'histoire d'une vie, celle de la petite Libellule. Elle profite de l'occasion pour rappeler au lecteur ancien et faire découvrir au nouveau lecteur les règles qui guident l'univers magique de Terremer.

À côté des romanciers connus et reconnus déjà cités, Terry Goodkind ("Dette posthume"), Tad Williams ("l'Homme en flammes") et Raymond E. Feist ("le Garçon de bois") ont l'air de nouveaux venus. Leurs univers ne bénéficient pas d'une figure de proue telle que Roland le Pistolero ou Alvin le Faiseur. Ils pourraient même hâtivement, en partie à cause de leurs titres (l'Épée de vérité, l'Arcane des épées et la Guerre de la Brèche), être assimilés à des scénarios de jeux de rôles, ce qu'ils ne sont pas. Car ces trois auteurs choisissent des personnages atypiques, bien éloignés des preux chevaliers et des belles princesses, qui rendent leurs récits dignes du plus grand intérêt, à condition d'oser pousser la porte de leurs mondes.

Arrivé au terme d'un ouvrage tel que Légendes, on ne peut qu'espérer qu'un maximum de portes auront été ouvertes permettant à de nombreux lecteurs de retrouver ou, mieux encore, de découvrir les mondes entrevus dans cet ouvrage. Des mondes suffisamment variés pour que chacun y trouve son bonheur, de l'humour de Terry Pratchett à la noirceur de Stephen King, en passant par l'héroïsme chevaleresque de George R.R. Martin. Des mondes qu'il est possible de parcourir à nouveau grâce aux livres déjà publiés(3) par les onze auteurs de Légendes et à ceux qu'ils continuent à écrire. Enfin, on peut signaler que, dans la foulée de Légendes, Robert Silverberg s'est attelé à la conception d'une nouvelle anthologie consacrée, cette fois, aux univers de la SF.(4)

Philippe Paygnard → Keep Watching the Skies!, nº 34, novembre 1999


  1. Liste non exhaustive servant uniquement à illustrer mon propos. Tout oubli ne peut être qu'involontaire et peut être signalé à la rédaction qui transmettra — si nécessaire.
  2. N'y aurait-il pas un féminin au mot maître moins connoté ?
  3. Il manque hélas à la version française de Légendes une petite bibliographie des ouvrages publiés en France par les onze romanciers légendaires. Mais il est vrai qu'ils ne sont pas tous édités par le groupe dont dépendent les éditions 84.
  4. Horizons lointains (Far horizons, 1999).

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