KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Eric Frank Russell : les Faiseurs de crimes

(With a strange device, 1964)

roman de Science-Fiction

chronique par Sébastien Cixous, 1999

par ailleurs :

L'amateur de Science-Fiction ne devrait jamais cesser de fouiner en dehors des collections spécialisées. Pour preuve, cette adroite variation d'Eric Frank Russell sur le lavage de cerveau, malheureusement passée inaperçue lors de sa sortie dans l'hexagone. Ce choix thématique ne surprendra guère : l'écrivain britannique, passionné par les phénomènes fortéens,(1) a acquis la célébrité en qualité de prophète littéraire du “Ils sont parmi nous” — pour reprendre une terminologie en vogue dans les revues de Science-Fiction, il y a quelques décennies. Pendant longtemps, la menace extraterrestre ne fut, pour beaucoup d'auteurs, qu'une représentation métaphorique du “Péril rouge”. À la manière des body snatchers, les taupes de l'Est s'infiltraient dans les sociétés occidentales où, sous l'innocente apparence d'un voisin, d'un ami, voire d'un membre de la famille, elles s'employaient à saper les valeurs démocratiques. Le lavage de cerveau, manifestation la plus moderne et la plus effrayante de la perfidie bolchevique,(2) constituait donc une facette d'un thème que Russell visita avec mesure, sans céder aux dérives maccarthystes sous-jacentes chez ses confrères.

À l'instar de Guerre aux invisibles, où l'on assistait à la mort brutale — et suspecte — d'un certain nombre de savants à travers le globe, les premiers chapitres des Faiseurs de crimes relatent, sur un ton narquois, d'inexplicables départs et disparitions parmi les employés d'un Centre de recherches placé sous le couvert de la Défense nationale. Mais le pourquoi est désormais le cadet des soucis de Bransome. Cet ingénieur métallurgiste, aujourd'hui père de famille respecté, a assassiné vingt ans plus tôt une femme qu'il a enterrée sous un arbre, dans une bourgade de quatre mille âmes nommée Burleston. Or, comble de malchance, de récentes inondations ont déraciné l'arbre en question, livrant les ossements de sa victime à la police locale. Sentant l'étau se resserrer autour de lui, Bransome prend la fuite et revient, comme le veut l'adage, sur les lieux du crime. Notre homme, qui continue d'être suivi, ne tarde pas à mettre le doigt sur une gigantesque conspiration orchestrée par une puissance étrangère…

Eric Frank Russell avait la manie de revenir sans cesse sur les mêmes sujets, qu'il éclairait à chaque fois sous un jour différent, et n'hésitait pas à emprunter de-ci de-là, quelques idées à ses collègues afin de les abonnir. C'est ce qu'il fait dans les Faiseurs de crimes en retournant l'hypothèse d'un Crime dans la tête de Richard Condon.(3) À une obligation ostensible de faire, l'auteur britannique substitue une obligation implicite de fuir dont la finesse éclipse la trame de Condon. Il écrit (p. 118) :

« Fondamentalement, il existe deux façons d'affaiblir l'ennemi. Vous pouvez détourner ses cerveaux à votre propre usage. Ou, si cela se révèle impossible, vous pouvez l'empêcher de les utiliser. C'est la politique de la pénurie : si je ne peux pas me servir de ce génie, vous ne le pouvez pas non plus, vrai ? »

Et il ajoute plus loin (p. 119) :

« Un cerveau qui refuse brusquement de continuer à travailler pour son pays est une intelligence précieuse perdue pour ce pays. C'est une perte considérable dans une guerre qui ne dit pas son nom. À notre époque de haute technologie, le coup le plus mortel que l'on puisse porter à son adversaire est de le priver de ses cerveaux, qu'on parvienne ou non à se les rallier. »

Russell, on l'aura compris, introduit la notion de décapitation face à la phobie du retournement idéologique.

Ce n'est pas la première fois que l'écrivain anglais s'intéresse aux manipulations mentales. Dans Guerre aux invisibles, Bill Graham découvre que l'Humanité partage le globe avec les Vitons, des sphères luminescentes cachées au-delà de la portion visible du spectre qui sont les véritables maîtres de la Terre. Ces créatures élèvent les Hommes comme un bétail dont elles vampirisent l'énergie :

« Si vous allez jusqu'au fond des choses […], vous verrez tout ce que cette conclusion implique d'horrible. On sait depuis longtemps que l'énergie nerveuse produite par la pensée, de même que la réaction des émotions glandulaires, est de nature électrique ou para-électrique : c'est de cette énergie que se nourrissent nos mystérieux seigneurs. Ils peuvent, et ils ne s'en privent pas, augmenter le rendement quand bon leur semble en attisant les rivalités, les jalousies, les haines, afin d'exciter les émotions. Chrétiens contre musulmans, Blancs contre Noirs, communistes contre catholiques, tout est bon pour les Vitons, tout sert sans que nous le sachions à nourrir des estomacs que nous ne pouvons imaginer. De même que nous cultivons des plantes qui nous nourrissent, les Vitons nous cultivent. De même que nous labourons, semons et récoltons, ainsi font les Vitons. Nous ne sommes qu'un terrain de chair, où les circonstances imposées par les Vitons viennent creuser leurs sillons ; nos maîtres y sèment des sujets de controverse, sur lesquels ils répandent l'engrais des fausses rumeurs, des mensonges délibérés, ils arrosent tout cela de méfiance et de jalousie, et font lever ainsi de splendides moissons d'énergie émotionnelle. Chaque fois que quelqu'un hurle à la guerre, les Vitons se préparent à festoyer ! »(4)

Ce faisant, Russell dédouane l'Humanité de ses péchés, mais suscite en contrepartie une pléthore d'interrogations, qui conduisent droit à la paranoïa et à l'inaction, puisque le libre arbitre relève du domaine de l'incertitude :

« Toute la question […] est de savoir les opinions de qui cet article reproduit. Nous pouvons admettre que son auteur l'a écrit en toute honnêteté et avec une parfaite bonne foi, mais ses opinions sont-elles vraiment les siennes, ou s'agit-il de notions que l'on a habilement glissées dans son esprit et qu'il a acceptées comme siennes ? […] Puisque tout ce que nous savons des Vitons tend à prouver qu'ils influencent à leur gré les opinions, qu'ils guident insidieusement les pensées dans le sens qui convient le mieux à leurs intérêts, il est presque impossible de déterminer quelles idées sont le fruit d'une évolution naturelle et logique, et quelles autres ont été inculquées par eux. »(5)

Ajoutons pour ne pas être en reste, que les Vitons ne se contentent pas d'influencer leur cheptel humain de manière douce, recourant, lorsque le besoin se présente, à des manipulations chirurgicales du cerveau.

Si les conflits armés, les actes et les pensées violentes sont inspirés par les Vitons, cela signifie que l'Homme est bon par nature. On notera au passage que la traditionnelle question du rôle corrupteur joué par la civilisation est laissée de côté dans Guerre aux invisibles puisque les fondements de nos sociétés, au même titre que les autres concepts humains, ont pu subir l'influence perverse des Vitons. Le tri des idées politiques devient un vœu pieux et l'auteur se garde bien de décrire l'évolution sociale postérieure à l'anéantissement des globes luminescents. Mais les options politiques de l'auteur, comme le soulignait Marcel Thaon, ne sont pas douteuses :

« Ainsi, pour Russell, les techniques non-violentes de Gandhi doivent, non seulement triompher des militaires, mais encore les convaincre et les intégrer au camp de la démocratie. Tous les êtres de la création étant frères, leurs luttes ne sont pas des conflits manichéistes mais des tragédies de l'incompréhension, et il est très sympathique de voir Russell se refuser à rejeter dans les limbes les ignobles capitalistes, communistes, bourgeois et autres étudiants — faites votre choix. »(6)

Dans les Faiseurs de crimes, on assiste à une transposition partielle et atténuée du concept d'innocence dégagé dans Guerre aux invisibles et l'on remarque un refus catégorique de désigner les signataires du Pacte de Varsovie comme les coupables du complot et, plus généralement, comme les ennemis de l'Occident. Lorsque Bransome interroge un responsable du contre-espionnage sur les tenants et les aboutissants de l'affaire, ce dernier lui oppose le secret professionnel et se contente d'évoquer, sans plus de détails, le renvoi de diplomates vers leur pays d'origine. Ce parti pris, deux ans après la Crise des missiles de Cuba et compte tenu de l'affectation systématique du lavage de cerveau à l'arsenal communiste, prend des allures de défi et situe le livre de Russell à contre-courant des romans d'espionnage de l'époque.

La traduction des Faiseurs de crimes intervient sans doute trop tardivement pour que l'ouvrage remporte un véritable succès populaire. Mais remercions tout de même le Fleuve noir de nous offrir ce remarquable témoignage d'une époque où le lavage de cerveau n'appartenait pas exclusivement à l'attirail des sectes et à la mythologie des abductions.

Sébastien Cixous → Keep Watching the Skies!, nº 34, novembre 1999


  1. Eric Frank Russell fut membre de la Fortean Society. Son roman le plus célèbre, Guerre aux invisibles (Sinister barrier, 1939 & 1948), débute par un vibrant hommage à l'auteur du Livre des damnés : « Un incident est survenu dimanche matin sur la Cinquième Avenue, entre la Vingt-neuvième Rue et la Trentième, qui n'aurait pas manqué d'intéresser feu Charles Fort : on sait que ce dernier fut en son temps un vrai touche-à-tout de la science, et surtout un collectionneur d'anomalies prises pour la plupart dans les phénomènes inexpliqués de l'astronomie. ».
  2. Cf. notre article sur les Productions du temps de John Brunner.
  3. The Mandchurian candidate, 1959.
  4. Page 98 de l'édition Denoël.
  5. ibid., p. 111.
  6. "Eric Frank Russell ou la non-violence" dans Fiction, nº 191, novembre 1969, p. 136.

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