KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

En Anachronie ou Pas de la SF ? 2

éditorial à KWS 35, février 2000

par Pascal J. Thomas

par ailleurs :

À l'heure de mettre sous presse, le sommaire de ce numéro me frappe par sa pauvreté en vraie SF — vous savez à quel point les questions d'appartenance à un genre m'intéressent, et la prédilection que j'ai pour la SF parmi les, disons, “littératures de l'imaginaire”.

Entre les récits policiers ou de politique-fiction à court terme, et les ouvrages de Fantastique, le genre s'effiloche aux franges — ou pousse des radicelles chez tous ses voisins, diront les optimistes. Jusqu'à Van Vogt, un temps archétype de la vraie SF, qui se révèle à la lecture de l'essai de Joseph Altairac briller plus par sa folie que par sa rationalité.

Dans ce qui se reconnaît encore comme de la SF, la conjecture rationnelle chère à Pierre Versins cède le pas au mélange plus ou moins raisonné d'éléments pêchés dans diverses époques de notre Histoire, justifié par un artifice ou un autre (univers parallèle, voyage dans le temps, ou retour de l'Histoire sur elle-même).

On peut s'attacher aux aspects anecdotiques de la chose, et aller chercher — ou faire produire — des textes qui les illustrent. Ainsi les relais médiatiques du genre en France se focalisent-ils sur les bons mots des critiques américains, et prennent pour un “genre littéraire” le steampunk, qui avait commencé sa vie comme une plaisanterie. Ainsi Gilles Dumay — son anthologie Aventures lointaines 01 [ 1 ] [ 2 ] représente un paroxysme de l'anachronie — manifeste-t-il dans ses introductions une prédilection pour la provocation naïve et parfois incohérente — ce qui peut nous faire oublier la justesse de ses instincts d'éditeur !

Car au-delà de l'anecdote frétille un ensemble de motifs et de procédés, voire une thématique, qui a le potentiel de constituer — un jour — un genre littéraire distinct, qui se bâtirait en grignotant les franges de la SF comme celle-ci s'est installée aux confins des récits policiers, fantastiques et d'aventures. Appelons-le anachronie pour faire court, et plus général que la simple uchronie — cela coïncidera plus ou moins avec la notion de littérature du temps, ou de “temps dans les fictions”, chère à Pascal Mergey (cf. son fanzine la Clepsydre).

L'anachronisme n'a finalement jamais été loin des procédés de la SF, qui s'est souvent complue à parsemer les étoiles de rois et de princesses, voire de duels à l'épée — tant les extrapolations de la SF ont du mal à s'exercer sur plus qu'un point isolé du cadre social. Reconnaissons à la décharge des auteurs qu'un récit où tout change par rapport à notre présent — ou notre passé — est, même si réussi, bien déroutant pour le lecteur. Plus explicitement, la Society for Creative Anachronism était — est encore ? — un groupe au sein du fandom américain qui militait pour la Fantasy avant qu'elle n'ait tout envahi, et encourageait la passion de ses membres pour les armes et les costumes médiévaux.

Les anachronismes créatifs d'aujourd'hui sont plus féconds. Michael Swanwick a déjà montré qu'en partant du cœur de la SF, il était capable de créer des images aussi baroques que n'importe quel “fantasyste” (le Baiser du masque, Stations des profondeurs). Dans Jack Faust, belle anachronie, il campe une fois encore l'industrie comme dragon d'acier anthropophage. Je n'entreprendrai pas ici une chronique en bonne et due forme du livre,(1) mais rappelons l'argument : Faust, professeur d'université allemand du Moyen Âge, désespérément en quête de connaissance, est contacté par Méphistophélès (un groupe d'extraterrestres d'une puissance inimaginable), qui lui donne toute la connaissance qu'il désire, sachant que cela ne peut que faire le mal de l'Humanité — qu'ils abhorrent.

Faust rencontre au début l'incompréhension de ses pairs — qui ridiculisent ses théories cosmologiques, par exemple — et doit quitter sa ville. C'est un marchand qui s'associera avec lui, pour exploiter des inventions à caractère beaucoup plus pratique. Suit alors une invraisemblable accélération de l'Histoire : aucune date n'est donnée, mais rendez-vous compte que plus tard dans la vie de Faust (vingt ans après, dirais-je), l'Invincible Armada, composée de cuirassés à vapeur, est coulée par des lancers de missiles de la flotte anglaise…

Swanwick — et c'est l'aspect, disons, irrationnel, qui me gêne dans ce livre — se préoccupe assez peu des changements sociaux qui doivent nécessairement accompagner l'essor industriel qu'il fantasme. Même avec la technique en main, la production de masse nécessite la concentration de la main-d'œuvre, donc l'exode rural et l'expansion des villes, toutes choses qui sont dépeintes par Swanwick mais ne peuvent se réaliser en un tournemain. L'écrivain pense cependant aux à-côtés socio-économiques du bouleversement technologique qu'il postule ; ainsi est décrit “a new financial instrument called […] a limited liability corporation”(2) — les sociétés par actions sont connues depuis le Moyen Âge, soit dit en passant ; ce qui est nouveau est la responsabilité limitée. Et l'on touche là à un autre type de limitation à l'expansion économique, celui induit par des structures sociales encore archaïques, qui n'ont pas eu le temps d'évoluer. En l'occurrence, l'Église catholique, avec laquelle Faust lui-même a maille à partir avec ses velléités réformatrices d'une naïve hardiesse — il échappe de peu au sort de Savonarole. Gretchen (Marguerite, si vous voulez), richissime capitaine d'industrie, est pourtant — je simplifie — conduite au suicide par une grossesse non désirée — alors même que la technologie médicale a évolué au même incroyable rythme que la militaire.

Ces juxtapositions procurent un plaisir uchronique ; d'autres nous sont interdites, comme la confrontation avec des personnages historiques dans des circonstances inhabituelles. Martin Luther, que l'on aurait attendu — vus le thème et l'époque —, voit son rôle usurpé par Faust ; plus tragiquement, ce dernier, désespéré, invente aussi le nazisme en conclusion du roman. Et Swanwick s'arrête, ayant en trois cent cinquante pages évoqué suffisamment de fantômes pour nous faire réfléchir pour la valeur de trois mille pages…


  1. J'en ai fait une pour Bifrost, à laquelle je vous réfère.
  2. Page 179 de l'édition Avon de 1998 en trade paperback.

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