KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Neal Stephenson : Cryptonomicon

(Cryptonomicon, 1999)

roman pour lecteurs de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 2000

par ailleurs :
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Ce livre ne devrait pas exister : il fournit un contre-exemple à trop d'attentes universelles. De quoi battre en brèche les théorèmes les plus chéris de la communauté critique.

Stephenson écrit un livre trop long,(1) trop verbeux, truffé de formules mathématiques et de digressions indigestes, bref, poussant jusqu'à l'absurde tous les défauts qu'on a pu lui reconnaître. Comble de déchéance, ce n'est pas de la SF. Moyennant quoi, il réussit le premier best-seller de SF des années 90 à ne pas être tiré d'un film ou d'une série TV. Il est même vendu — et promu — en V.O. par les FNAC quand, fin 1999, elles font une grande opération SF.

Évidemment, je ne pouvais qu'adorer follement un livre aussi mal peigné.

Stephenson croit aux dynasties. Et aux coïncidences. Ou les croit commodes pour mettre en place ses personnages. Lawrence Waterhouse est un jeune péquenot américain qui se découvre un immense talent mathématique pendant la Seconde Guerre mondiale. Son petit-fils, Randy Waterhouse, est informaticien en notre fin de siècle. Bobby Shaftoe est un sergent des Marines engagé dans la guerre du Pacifique contre les Japonais. Sa petite-fille, America “Amy” Shaftoe, travaille dans l'entreprise de récupération sous-marine de son père, dans les Philippines contemporaines. Goto Dengo est un officier japonais qui rencontre Bobby Shaftoe à plusieurs reprises au cours du conflit. Son fils Goto Furunendu travaille dans l'entreprise familiale, Goto Engineering, qui tient une bonne partie du marché du génie civil dans l'Asie du Sud-Est. Le Reverend Root reste aussi mystérieux que les services secrets pour lesquels il travaille, et son absence — forcée ! — de descendants est compensée par son insolente longévité.

Le récit se déroule en parallèle durant la Seconde Guerre mondiale et notre présent. Ou peut-être, juste demain. Voici une première pièce à conviction dans le procès en Science-Fiction de ce livre : alors que la littérature générale (non historique) habite en fait un passé récent, Stephenson semble avoir opéré un micro-bond dans le futur. Celui nécessaire pour franchir la distance entre le moment où il a écrit et le moment où il sera lu. Avec pour résultat que son livre donne l'impression de se dérouler dans le présent, ce point inexistant sur le fil du rasoir entre passé et futur, ce moment qui dure autant que le journal acheté le matin, poubellisé le soir.

En cela, Stephenson est un descendant des cyberpunks — ce qui ne veut plus rien dire : au niveau de la rhétorique, quiconque parle du Web est descendant des cyberpunks ; le triomphe de William Gibson a été onomastique : la transformation qu'il a opérée dans le sens du préfixe cyber-,(2) et plus généralement dans sa poétisation du langage informatique. Plus technicien, Stephenson a toujours exploité dans ses livres certaines des théories à la base du fonctionnement des systèmes informatiques. Cryptonomicon est un surgeon authentique des cyberpunks — et de ce présent absolu de l'actualité immédiate et oscillante — en ceci qu'il raconte une aventure capitaliste, dont le vrai héros est — pour un temps au moins —, une startup. Et les méchants sont les sbires de la réglementation, incarnés par une sorte de Cabinet noir du FBI qui veut absolument pouvoir contrôler les communications codées de tout un chacun ; là encore nous sommes au cœur d'un débat politique éminemment contemporain, dans lequel les protagonistes de Stephenson… et zut, l'auteur lui-même — qui n'hésite jamais à prendre parti —, se rangent résolument du côté du libertarisme, une tradition beaucoup plus ancienne dans la SF américaine — qui a trouvé une seconde vie dans le monde des hackers.

Une startup, donc, pour démarrer quoi ? Randy Waterhouse est lancé dans le projet par son patron Avi, un génie du nouveau business. L'anarcho-capitalisme se concrétise dans le projet fou de créer une banque du Web, battant sa propre monnaie électronique grâce à un système de signature électronique vraiment inviolable — et nous voilà au cœur de la thématique annoncée par le titre, la cryptographie.

Troisième lien entre Cryptonomicon et la SF : son contenu scientifique. Stephenson ne répugne pas aux digressions mathématiques, sérieuses ou fantaisistes, la meilleure de ces dernières étant peut-être le horniness index, une théorie — très simplifiée — mise au point par Lawrence Waterhouse pour déterminer la fréquence de ses défoulements sexuels en vue d'optimiser sa concentration mentale sur son travail de décrypteur militaire — nous sommes pendant la Seconde Guerre mondiale, rappelons-le. Le livre contient aussi un appendice qui décrit un programme de codage apparemment puissant — je ne suis pas spécialiste — et réellement utilisable, appendice écrit par l'auteur du programme.(3)

Le codage, avec toutes ses subtilités mathématiques, n'est pas seulement la clé de la sécurité des communications et des paiements dans notre société pacifique et marchande : il fut un enjeu majeur du dernier conflit mondial, dans lequel la victoire des Anglo-Américains fut, affirment certaines analyses, due en grande partie à leur capacité de décoder les messages échangés par leurs ennemis allemands ou japonais. Stephenson nous expose la mécanique de cet aspect de l'effort de guerre, en particulier les installations anglaises de Bletchley Park. Le célèbre logicien Alan Turing (père spirituel de l'informatique) y travailla pendant la guerre, et apparaît dans le livre comme un personnage secondaire. Plus important, je ne parle pas de “mécanique” au hasard : les machines mises au point pour accélérer le traitement des messages ennemis — servies par une armée de dames dactylographes — figurent parmi les ancêtres de l'ordinateur électronique. Nul doute que Stephenson s'y intéresse aussi pour cette raison.

La guerre secrète qui doubla le déroulement des opérations militaires de 1939 à 1945 connut des épisodes tellement ahurissants que je me suis parfois demandé si Stephenson faisait œuvre de fiction ou preuve de sa documentation historique. Et il faut avouer que les exploits bien réels des U-Boote ou des Messerschmidt 262 sont difficiles à croire ; de même que les coups tordus des services secrets britanniques, s'employant à inventer des raisons pour leurs succès militaires qui soient autres que la résolution des codes allemands — pour ne pas mettre la puce à l'oreille de leurs adversaires. On finirait par en croire Stephenson quand il nous parle de la société secrète Ordo seculorum, ou du duché de Qwghlm — sur la côte ouest de l'Écosse, comme chacun sait —, ou du Sultanat de Kinakuta — qu'il va jusqu'à doter d'un nom de domaine : <.kk>.

Un aspect certainement apocryphe du livre est ce gigantesque stock d'or dissimulé aux Philippines par les Japonais avant leur défaite militaire. Cette pile de métal jaune prend progressivement place au centre du livre, alors même que Stephenson avait fait l'élégante démonstration de l'absence de valeur marchande d'un — petit — tas de lingots perdus au milieu de la jungle — tout simplement parce que les difficultés physiques et humaines entraînées par son transport rendraient l'entreprise plus coûteuse que le profit espérable par la vente du métal. Curieux, d'ailleurs, cet attachement à l'or comme garantie d'un système monétaire (celui que nos joyeux hackers veulent mettre en place au nez et à la barbe des gouvernements). L'or n'a de valeur que conventionnelle, et la mise sur le marché de même une fraction de la réserve gigantesque décrite par le livre ferait sans doute suffisamment chuter les cours pour mettre en péril le rôle référentiel de l'or. Stephenson, qui explique pourtant au passage le rôle arbitraire du métal jaune comme garantie, semble prisonnier d'un tropisme, ou des théories qui circulent dans les cercles libertariens sur l'étalon-or — fussent-elles mises au goût du jour par l'ajout d'une dose de finance virtuelle contemporaine.

Quoi qu'il en soit des questions de théorie économique, la course au trésor me semble grignoter l'intrigue à la fin du livre, et les passages que j'ai lus avec le plus de plaisir, le plus d'attente, ont été ceux situés durant la Seconde Guerre mondiale. Le passé finit par avoir raison du présent ! Peut-être parce que, lecteur contemporain, je peux voir où mènent les efforts a priori désordonnés des protagonistes qui se débattent au milieu d'un conflit affreux, qui les menace de mort immédiate. En matière d'étrangeté et d'enfermement, les U-Boote valent bien les vaisseaux spatiaux…

Reste un livre boursouflé, mais parsemé de grands moments d'hyperbole dramatique et verbale. Comme cette description du klaxon d'un taxi-brousse philippin qui occupe la moitié de la page 516 (de l'édition Avon), mentionnant au passage une consommation d'énergie qui provoque un ralentissement de 10 km/h du véhicule, et un son tellement puissant que “hundreds of miles north, the Taiwanese government, its collective ears still ringing, filed a diplomatic protest […] and sonar operators in passing U.S. Navy submarines were sent into early retirement with blood streaming from their ears”. Comparés à Neal Stephenson, nous écrivons tous(4) en qwghlmien, ce langage dans lequel « Gxnn bhld sqrd m! » signifie “while [I was] down at the mill to lodge a complaint about a sack with a weak seam that sprung loose on Thursday, [I was] led to understand by the tone of the proprietor's voice that Mary's great-aunt, a spinster who had a loose reputation as a younger woman, had contracted a fungal infection in her toenails” (p. 551). Ou peut-être autre chose, à vrai dire. L'accent est très important, et il y a différents dialectes de qwghlmien…

Je pourrais continuer à citer des exemples de ce genre d'humour, qui me fait toujours autant rire. Mais il vaut mieux vous laisser lire le livre. En étant conscient que ce type d'humour appartient à la culture fanique, et à celle plus généralement des polars de l'informatique, de ces nerds qui n'ont jamais su bien s'habiller ou apprendre l'onctuosité hypocrite du business classique. De ces débraillés enthousiastes de la technique, et qui n'ont jamais pu supporter les avocats ni les universitaires littéraires, unis — à leurs yeux — par leur usage du verbe aux dépens de la connaissance réelle. Les portraits-charge que Stephenson esquisse autant des avocats que des professeurs de littérature — ou d'études en relativité culturelle, disons — sont d'une mauvaise foi totale. Et réjouissante, si vous avez comme moi les tropismes d'un fils d'ingénieur. Ou de la “classe technicienne”, celle qui fournit les gros bataillons des amateurs de SF selon les théories de Gérard Klein.

Et, grande nouvelle, les nerds ont gagné. Ils ont gagné à Wall Street — pour combien de temps ? Mais rien ne sera plus comme avant : les banquiers en renoncent même à porter des cravates.(5) Ils ont gagné sur les rayons des librairies, avec les ventes étonnantes de ce concentré d'esprit du fandom qu'est Cryptonomicon, qui fait même florès de ses frustrations sexuelles et de ses fétichismes. L'internet lui-même, s'il est issu d'Arpanet et des désirs du Pentagone de faire communiquer ses chercheurs — et s'est développé en réseau sans tête, hydre peu vulnérable aux frappes nucléaires —, s'est pour la première fois ouvert à un usage non-professionnel avec — dans les années 70 — la liste de discussion sflovers. Le fandom a gagné — sans s'en apercevoir —, et, pour faire mentir une phrase fameuse,(6) l'Humanité n'a rien perdu au change. Qu'elle accepte, et qu'elle sache garder en perspective, les escapades dionysiaques des techniciens qui la font évoluer.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 36, mai 2000


  1. À vue de pif, deux millions et demi de signes en anglais !
  2. Dans cyberspace. Le terme cyberpunk a été, lui, forgé par Gardner Dozois de façon plutôt humoristique au départ.
  3. Ce sont ces nombreuses allusions aux mathématiques qui ont valu au livre d'être — longuement — chroniqué dans Notices of the American Mathematical Society, au titre de ces livres qui reflètent la vision des mathématiques par les profanes. Et en dépit des erreurs occasionnelles commises par Stephenson, qui réussit au détour d'une phrase à parler de “factorisation des grands nombres premiers”. À la différence d'A.E. van Vogt, pourtant, il ne pratique pas l'absurdité pour le plaisir, et voulait en l'occurrence parler de factorisation de nombres n'ayant que de très grands facteurs premiers.
  4. Hmm, moi-même un peu moins que les autres, je l'avoue.
  5. Authentique. Voir un numéro récent du Monde (avril 2000).
  6. « Le fandom avait gagné. L'Humanité avait perdu. » Quelque part vers le début du Cycle du Fandom de Roland C. Wagner.

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