KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Georges Cesbron & Gérard Jacquin : Vercors et son œuvre

actes de colloque, 1999

chronique par Sébastien Cixous, 2000

par ailleurs :

Ce volume replet, paru hors collection à l'Harmattan, renferme les actes d'un colloque qui s'est tenu à l'université d'Angers en mai 1995, sous l'égide du Centre de Recherches en Littérature et Linguistique de l'Anjou et des Bocages de l'Ouest. L'initiative semble d'autant plus heureuse que l'œuvre de Vercors, comme le regrettait Radivoje D. Konstantinović en 1969, a été trop souvent occultée par le Silence de la mer : « Tant de pages consacrées au récit d'un débutant, si peu sur les ouvrages de la maturité, quelques lignes seulement sur son œuvre dessinée qui fut l'unique préoccupation de notre auteur jusqu'à la quarantième année. ».(1)

Bien sûr, l'intimisme, le silence, le non-dit, l'expression de l'esprit de résistance tiennent une place dévorante parmi les communications reproduites ici. Mais les organisateurs du colloque — c'est tout à leur honneur — ont tenté de cerner les autres facettes de l'auteur : le bédéiste, le biographe, l'autobiographe, l'écrivain de Science-Fiction (les Animaux dénaturés), le fantastiqueur (Sylva),(2) le conteur épris de merveilleux (Contes des cataplasmes), le dramaturge parfois tourné vers la conjecture (Zoo ou l'Assassin philanthrope) ; sans oublier la réception de l'œuvre de Vercors à travers le monde (Espagne, Hongrie, Serbie, Japon, États-Unis), car c'est un colloque international qui s'est tenu à Angers en 1995.

Le lecteur croit un moment avoir trouvé la perle rare, l'ouvrage constructif, sérieux, qu'il attendait depuis des années, lorsque tombe sous ses yeux une interprétation astrologique de la nouvelle-phare de Vercors, digne des pires délires de Jean Richer,(3) "le Poète Vercors au service de l'humain dans le Silence de la mer". La parisienne Francine Caron, qui signe cette contribution, s'y extasie, dès la première page, sur le fait qu'un Poissons soit l'auteur du Silence de la mer ! La regrettée Élisabeth Gille, dont le Crabe sur la banquette arrière remporta un vif succès, est-elle née sous le signe du Cancer ? Et quel est le signe zodiacal de Michael Moorcock sachant qu'il a publié la Lance et le taureau, le Chêne et le bélier ainsi que "le Jardin d'agrément de Felipe Sagittarius" ?(4) Je n'ose faire allusion à la “Balance cosmique” qui hante ses récits ni à ses tenaces dragons que l'on reliera ipso facto à quelque horoscope asiatique…

Je vous épargnerai le détail de la méthode (« après avoir noté les positions des planètes à partir des Tables […] et dessiné le thème, l'on relève en premier la position du Soleil, soit analogiquement la conscience du “consultant” », etc.) ; elle débouche grosso modo sur le constat de « correspondances troublantes » prenant la forme de métaphores aquatiques :

« Et voilà que je m'aperçois, en évoquant ce bain — reposant — qui est comme une lustration de pureté accordée par la jeune fille, ne pas avoir dit la poésie même qui informe l'élément eau (ligne 16) : les quatre cinquièmes des métaphores du récit sont rattachées aux rêveries de l'Eau, qu'il s'agisse de ses métamorphoses comme la « brume », ou la neige « trapue », « lourde en Allemagne », « dentelle en France », de « la soif » germanique qu'il conviendra de « comprendre » et « d'épancher » ou bien des « barques échouées » ou tendues comme par un fil que sont par deux fois les pupilles ou les mains de cette jeune fille que nous aimerions pouvoir nommer, outre son incarnation allégorique de la France. Et dans l'adieu, elle est bien à la fois « la Princesse lointaine », et, selon moi, l'Ondine, statue, fille insensible devenue femme désirante. » (p. 78).

Une note complémentaire écrite récemment nous fait espérer quelque revirement de l'auteur. Mais, au lieu de mettre de l'eau dans son vin, Francine Caron fait le contraire : elle explique qu'elle ne renie en rien son article, même si aujourd'hui sa recherche s'oriente davantage vers « la Fondation du Zodiaque selon les (Chaldéo) Égyptiens », et nous invite à lire le Vin et la vigne des alchimistes.

Le folklore n'est plus un objet d'étude à l'Université ; il se hisse désormais au rang de la méthodologie !

Le lecteur croit être arrivé au bout de ses surprises : il se trompe. Lourdement. La contribution suivante ("“Relatif et absolu” dans Ce que je crois de Vercors") du genevois Charles P. Marie fait sourciller à maintes reprises. D'abord, il se complaît à qualifier Vercors de “juif” tout au long de son étude, ce qui est une contrevérité. Sa mère étant catholique, ce dernier ne pouvait, quelle que soit la religion de son père, être considéré comme juif au regard de la loi mosaïque.

L'impression de malaise s'accentue lorsque Marie fait allusion au « très juif et croyant, Henri Bergson » (p. 89). J'admets que l'on puisse être plus ou moins croyant, mais on ne saurait être plus ou moins juif : on l'est ou ne l'est pas. Cette réflexion fait irrésistiblement penser à une formule d'Alphonse Daudet, antisémite notoire, que Rosny aîné rapportait en 1921 dans Torches et lumignons : « Vous n'avez pas remarqué que les métis retournent tous à Israël… Tenez, Mendès, chaque année il devient plus Juif… ». Aussi ne nous étonnons-nous guère lorsque Marie nous fait part de ses admirations littéraires : « En tant qu'écrivain, et que Lorrain de Genève, j'estime plus Colette Baudroche que le Silence de la mer, bien que les thèmes voisinent. Il me semble que Maurice Barrès a mieux su faire vibrer les cordes du Zeitgeist que ne le fait le Silence de Vercors qui pourrait être un degré zéro d'une présence, mais qui peut aussi bien être reçu comme une absence » (p. 90). Rappelons aux plus jeunes que Maurice Barrès, condamné par les Dadaïstes pour “crime contre la sûreté de l'esprit” le 13 mai 1921, fut l'un des porte-parole les plus véhéments de la droite nationaliste et antisémite.

Mais le plus écœurant réside dans cette comparaison que Marie établit bientôt entre Adolf Hitler et Vercors. Elle fait figure d'insulte au regard du passé de résistant de l'écrivain français. C'est pourquoi je laisse le lecteur juger par lui-même du galimatias mystique reproduit ci-après, en attachant une attention toute particulière à la terminologie employée par l'auteur qui dévoile, en outre, ses motivations :

« La littérature elle aussi est un Golem, car elle se substitue aux Livres Sacrés où réside en permanence la Parole, que pour une raison ou pour une autre on n'étudie plus à l'Université. À dire vrai (“emeth” : la vérité), le juif mécréant Vercors, et l'ange déchu Hitler — voir la symbolique de sa croix gammée —, sont de même nature. Il faudrait que par leur rédemption ils accèdent en l'Espèce à la “qualité absolue”. Or ni ce sous-homme, ni ce surhomme (conscience réelle et conscience possible), ne seront jamais rien sans le don gratuit de l'“en soi” divin (conscience absolue). Plutôt que d'étudier Vercors, ou plus exactement grâce au dépassement de son étude, on peut aujourd'hui, s'appuyant sur Teilhard de Chardin et Denis Rougemont, ramener à l'Université ce qui importe en tout premier lieu, la Vérité, celle qui procède non pas du Golem, mais bien de l'Amour de Dieu dans la Sainte Cène » (p. 97).

Charles P. Marie ajoute pour conclure qu'il faut « chercher à démythifier l'Holocauste » ; à mon humble avis, l'Université française pouvait se passer d'un tel apport.

Rassurez-vous, ce n'est pas fini ! Robert Baudry, que j'ai déjà eu l'occasion d'éreinter à propos de son Graal et littératures d'aujourd'hui, nous gratifie d'une étude comparée entre le Village aérien de Jules Verne et les Animaux dénaturés de Vercors. Comme d'habitude, le président-fondateur du CERMEIL,(5) tombe rapidement dans ses élucubrations ésotériques :

« Le curieux, c'est la récurrence du nombre 5 ; de ces cinq compagnons, les deux premiers ont 25 ans, le carré de 5 ; le troisième en a 50, le double carré ; le quatrième en compte 35, 7 fois 5, produit de deux nombres “sacrés” ; l'orphelin en a 10, le double de 5 ; enfin 50 porteurs accompagnent l'expédition. Ce qui fait donc 55 personnes, 11 fois 5, produit de deux nombres premiers… Récurrence d'autant plus curieuse que le docteur Johausen, roi du peuple arboricole découvert, atteint lui aussi la cinquantaine, si bien que, dans ce groupe humain, on ne rencontre QUE des 5 ou multiples de 5. Effet du hasard ? Peu probable… Pourquoi ? Les Platoniciens attribuaient à ce nombre un sens ésotérique. Et Jules Verne affiche un certain goût pour ce nombre ainsi que pour l'étoile à cinq branches issue du pentagramme platonicien. On la retrouve dans des confréries initiatiques ainsi que dans l'Île mystérieuse (1874). Signe de rénovation lumineuse au sein d'un univers de ténèbres, ce sceau ne cadre pas mal avec le sujet même du roman. » (p. 159-160).

Robert Baudry se contente de relever les multiples de 5, mais se garde bien d'en expliquer l'éventuel sens caché, si tant est qu'il existe, ni en quoi la décomposition en nombres premiers ou “sacrés” présente la moindre pertinence. De plus, Jules Verne, qui était un athée convaincu,(6) reprochait au catholicisme d'encourager la superstition, comme le montre un passage du Secret de Wilhelm Storitz : « Les légendes avec revenants et fantômes, évocations et diableries, ont le don de leur plaire, plus qu'il ne convient ! Je sais bien que les Ragziens sont très catholiques et que la pratique du catholicisme aide à cette prédisposition des esprits. ». Ainsi, il paraît peu concevable que Jules Verne ait propagé quelque message occulte au détour de sa prose. De même que Vercors, rationaliste au dernier degré et sympathisant marxiste, que Baudry tente de faire passer pour un cabaliste : « Ce nombre 5 ne nous éloigne pas de Vercors. Dans les Animaux dénaturés, l'équipe qui part vers les Terres “primitives” compte également cinq spécialistes scientifiques : le narrateur, journaliste anglais de trente-cinq ans ; son amie Sybil du même âge qui, à vingt ans, épousa le troisième personnage, un paléontologue notoire âgé de cinquante ans ; un géologue allemand et un bénédictin anglais. » (p. 160).

Certain(e)s voient des nains partout ; Baudry, lui, voit Merlin partout ! Dans Graal et littératures d'aujourd'hui, il affirmait qu'un Bébé pour Rosemary n'est qu'une simple « variation sur la naissance diabolique de Merlin » ; ici, il rapproche le Village aérien de la littérature arthurienne avec un aplomb sidérant : « “Monstres” au sens étymologique, ceux-ci habitent dans les arbres. Et n'est-ce pas un autre vieux mythe qu'on rejoint : celui de l'Homme des Bois. C'est le mythe du Merlin breton, du Suibné celtique, du Baron perché… » (p. 164).

Pour Baudry, tout est mythe. Aussi ramène-t-il la théorie évolutionniste de Darwin, sollicitée dans le Village aérien et dans les Animaux dénaturés, au niveau d'une vulgaire superstition primitive. Après avoir constaté, à l'issue d'un périple cosmogonique, que le clan royal du Dahomey se dit descendre de la panthère Agasu, que les Fali du Nord-Cameroun se croient issus d'un couple tortue-crocodile ou d'un couple crapaud-varan, que les Aborigènes australiens s'accordent une ascendance ornithologique (faucon, corneille, cacatoès blanc…) et les Papous de Nouvelle-Guinée un ancêtre reptilien (le lézard), Baudry écrit : « Rattacher notre humanité à des wagdi ou des tropis, ces deux hypothèses proches de la fiction scientifique ne font que reproduire cette réflexion mythique des peuples dits “primitifs” : nous nous cherchons des ascendants ou des parents dans la lignée animale. » (p. 165).

Voici une magnifique perversion de la pensée de Darwin, de Verne et de Vercors ! On remarquera que Baudry parle d'« hypothèses proches de la fiction scientifique » alors qu'il est bien question dans les deux cas de CONJECTURES SCIENTIFIQUES. Ce fallacieux commentaire permet au président du CERMEIL de livrer une interprétation totémique des Animaux dénaturés, sans se soucier le moins du monde du matérialisme dialectique auquel souscrivait Vercors ! Rappelons que, dans ce roman, l'écrivain explorait la frontière qui sépare l'homme de l'animal. Si les Tropis sont des bêtes, on peut les tuer, les manger, et les relations charnelles que l'on obtient auprès d'eux s'apparentent à la zoophilie. En revanche, s'ils sont humains, les tuer, les manger, relève du meurtre, de l'anthropophagie, et les relations sexuelles sont moralement admissibles. Sauf que pour Robert Baudry :

  1. le meurtre d'un Tropi enfreint le tabou atavique selon lequel « on ne tue pas l'Animal-Totem dont procède sa race » ;
  2. le fait d'engrosser une femelle Tropi viole une loi exogamique et doit être assimilé à un “inceste” ;
  3. le « grand procès à l'américaine, avec duel d'experts, qui couronne les Animaux dénaturés […] correspond à la cérémonie expiatoire par laquelle les sociétés archaïques imploraient le pardon de leur Animal-Totem pour avoir dû le sacrifier et le conjuraient de ne point leur en garder rigueur » (p. 165) !

Il serait vraiment temps que l'on empêche Robert Baudry de nuire ! Dans Graal et littératures d'aujourd'hui, il prétendait que la Science-Fiction véhicule des messages occultes, proches de l'illuminisme et du soucoupisme. On voit qu'il ne fréquente guère les auteurs de SF !

Mais il réussit tout de même à trouver plus drôle que lui, dans ce colloque dédié à Vercors, en la personne d'Yves Leroux. Au détour d'une étude indigente appuyée sur les très contestables travaux de Todorov, ce dernier écrit : « Les romans de Science-Fiction de qualité s'articulent de la même manière : les données initiales sont surnaturelles (robots humains, extra-terrestres [sic], conquête sidérale, électronique sophistiquée, etc.) » (p. 261). Je suppose qu'Yves Leroux appelle un exorciste lorsque son ordinateur tombe en panne et qu'il achète les pièces de rechange chez un marabout…

Voilà ce qui advient lorsqu'une personne dénuée d'expérience dans le domaine de l'Imaginaire condescend à commenter les genres qui nous sont chers. Mais les erreurs dans ce volume ne sont pas toutes imputables à un manque de spécialisation. Ainsi Ethel Tolansky, de l'université de Westminster, note qu'André Breton, dans Arcane 17, fait allusions aux Silences de la mer et considère ce pluriel comme « un lapsus intéressant en ce qui concerne les possibilités du titre et de certaines ambiguïtés qui pourraient s'ensuivre » (p. 357). Elle semble ignorer que dans ce passage, rédigé en 1944, alors qu'il vivait en exil outre-Atlantique, le chef de file des surréalistes fait référence à l'édition new-yorkaise de 1943 de l'ouvrage de Vercors, demeurée célèbre pour ce pluriel…

Évidemment, la présente critique, en relevant une quantité d'aberrations, finit par occulter l'intégrité, la pertinence et le sérieux des autres intervenants — ils sont près de quarante. Le chercheur ne doit donc pas s'abstenir de consulter cet ouvrage, s'il sait faire preuve de discernement. Une fois de plus, un manque évident de jugement entache la réputation de l'ensemble. C'est injuste, certes, mais ce n'est pas le plus grave. Songez que la poignée de trublions qui jettent le discrédit sur ce colloque sont chargés d'enseigner au plus haut niveau…

Sébastien Cixous → Keep Watching the Skies!, nº 36, mai 2000


  1. Vercors écrivain et dessinateur, Klincksieck, 1969, p. 5.
  2. Variation sur la Femme changée en renard de David Garnett qui, à l'inverse du roman britannique, narre la métamorphose d'une renarde en femme.
  3. Professeur émérite à l'université de Nice, Jean Richer (1915-1992) s'est distingué par une série d'essais à connotation ésotérique ou astrologique parmi lesquels on peut citer : Aspects ésotériques de l'œuvre littéraire (1980) ; Gérard de Nerval : expérience vécue et création ésotérique (1987) ; Lecture astrologique des pièces romaines de Shakespeare (1988) ; l'Astrologie source d'inspiration : de Hugo à Lorca (1996).
  4. Dans l'anthologie Nouveaux mondes de la Science-Fiction composée par Jacques Chambon.
  5. Centre d'Études et de Recherche sur le Merveilleux, l'Étrange et l'Insolite en Littérature.
  6. Lire sur ce point Olivier Dumas : Jules Verne, la Manufacture, 1988, p. 175-182.

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