KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Esther Rochon : Sorbier (les Chroniques infernales – 6)

roman de Science-Fiction et de Fantasy dans le Cycle de Vrénalik, 2000

chronique par Jean-Louis Trudel, 2000

par ailleurs :

De la prose d'Esther Rochon émane une clarté garante d'éblouissement. Si l'éblouissement est souvent discret, la lumière dont il naît éclaire jusqu'aux profondeurs du texte. Comme je l'écris à chaque fois depuis Ouverture, la suite d'Aboli, ce dernier volume est meilleur que les précédents. (Ou se pourrait-il que je redécouvre à chaque fois des vertus oubliées ?) Celui-ci est à la fois une conclusion et un couronnement.

En effet, Sorbier met fin aux Chroniques infernales et aussi au Cycle de Vrénalik. Les Chroniques infernales, lancées par les aventures de Lame dans le roman homonyme, comprennent Aboli, Ouverture, Secrets et Or. Le Cycle de Vrénalik comprend plusieurs titres : En hommage aux araignées, l'Étranger sous la ville, l'Épuisement du soleil, l'Espace du diamant, le Rêveur dans la citadelle et l'Archipel noir, à la suite de remaniements et de rééditions, mais la séquence centrale se retrouve dans le Rêveur dans la citadelle, l'Archipel noir et l'Espace du diamant. Cependant, depuis la fin d'Ouverture, les Chroniques infernales ont été rattachées à l'histoire de Vrénalik : Fax, l'ami fidèle de Lame et de Rel, est la réincarnation de Taïm Sutherland, et Rel lui-même a joué le rôle de Haztlén, la divinité océanique de Vrénalik dont la statue était liée à une malédiction que Sutherland a exorcisée.

Dans Sorbier, Rel, à qui les juges du destin avaient confié la charge des enfers, a accepté une autre tâche : la planification de la fin du monde. Pour y travailler, il s'isole dans le monde de Vrénalik, où l'archipel sauvé autrefois par Taïm Sutherland est désormais déserté, des millénaires s'étant écoulés et une ère glaciaire s'étant abattue sur la planète. Sutherland l'a accompagné, à la fois par amitié et par nostalgie pour la planète qu'il a connue.

Mais les juges du destin en ont assez de l'insolence de Rel, le réformateur des enfers. Lorsque celui-ci remet ses plans formulés avec l'aide des savants sargades, les juges du destin referment la porte inter-mondes qui reliait Vrénalik aux mondes souterrains qui abritent les enfers. Rel et Sutherland, qui sont devenus amants, sont pris au piège d'un monde qui n'est plus le leur, alors que Rel est rongé par un mal d'abord mystérieux.

Pour s'en sortir, ils devront exploiter leurs anciens liens avec Vrénalik, mesurer ce qui a survécu et ce qui subsiste encore. Mais si la dragonne de l'aurore leur permet de s'en sortir, puis de retrouver Lame, les trois iront cette fois jusqu'au bout de leur quête de justice. Rel n'a-t-il pas été traité injustement par les juges du destin ? Derrière tous les tourments de Rel, ils devinent une inimitié qu'ils retraceront jusqu'au paradis — qui a les traits d'une université qui forme les bonnes âmes — dont Rel a été chassé il y a longtemps.

Il s'agit d'un roman très riche, qui concentre autant de péripéties et de révélations que dans tous les volumes précédents combinés. Comme dans Or, les personnages se penchent sur leur passé, sur ce qui les a façonnés, et sur les liens qui les rapprochent. Ce qui donne lieu à des scènes parfois intenses. Dans Sorbier, Lame cède le devant de la scène à Rel et à Taïm Sutherland. Dans le cadre de l'ensemble des deux cycles, cela rétablit un certain équilibre et les trois personnages apparaissent comme un triangle — amoureux à l'occasion, mais toujours d'un amour généreux et mystique bien différent de la passion sauvage ou de la confusion des sentiments auxquelles on songe dans ces cas — réunissant des caractères bien marqués et inscrit au cœur de la fiction d'Esther Rochon.

Les amateurs d'aventures mouvementées, mais toujours aisément compréhensibles, n'apprécieront peut-être pas la structure un peu anarchique de Sorbier. Les changements de ton de l'auteure couvrent toute la gamme, du mystique au familier, et même jusqu'au sensuel.

Rochon a peut-être signé ici le plus bel exemple d'une fusion des genres. La sensibilité du texte oscille entre celles de la Science-Fiction, de l'allégorie philosophique, du merveilleux religieux et, même, de l'Horreur.

Les machines qui permettent à Rel de calculer divers scénarios de fin du monde en maximisant le nombre de justes côtoient les capes d'invisibilité de Taïm Sutherland et le parasitage des deux amis par des larves qui sont des juges du destin embryonnaires. Les implants artificiels des souverains infernaux sont extirpés avec une franche cruauté et les traîtres en paradis ne font pas long feu. L'univers est multiple, abritant des planètes reliées par des portes inter-mondes — et aussi par la dragonne de l'aurore, créature à moitié immatérielle qui sait se faire aussi câline qu'un chat.

Les pérégrinations de Rel et Sutherland tiennent de l'odyssée allégorique ; elles me rappellent un peu certains risālat arabes du tournant du second millénaire, tout comme on pourrait songer à d'autres équipées spirituelles (telle la quête de la Dive Bouteille de Rabelais, que j'ai déjà évoquée). Pourtant, les personnages évoluent dans un contexte où l'eschatologie est une science appliquée. Ils vivent au quotidien des dilemmes et des bonheurs transcendants ; après tout, Lame et Taïm Sutherland sont déjà morts une fois. C'est la confrontation de ces humeurs, de ces petitesses humaines, de ces douleurs enfouies, avec un monde où les grands enjeux sont mis à nu, tandis que les juges du destin se tapissent dans les ombres et les interstices, toujours à l'affût, qui fait le charme de l'écriture de Rochon.

Enfin, je note pour les lecteurs outre-Atlantique qu'il s'agit, au moins en partie, d'un texte profondément canadien, de par ses canadianismes certes occasionnels — mais qui heurteront quand même les puristes français — et de par certains de ses paysages, surtout. L'auteure évoque à plusieurs reprises le départ de Taïm Sutherland pour Vrénalik, « un matin d'hiver. Le vent soufflait en bourrasques irrégulières et poussait de très hauts nuages clairs. De temps à autre, le soleil apparaissait, lointain et blanc comme une étoile. De longues vagues grises se formaient sur la mer. On leva enfin l'ancre et le bateau quitta les quais noirs d'Ougris. Alors la neige commença. Plus qu'un oiseau et plus que les nuages, elle épousait les courbes du vent, tourbillonnait dans les voiles, courait, horizontale, au ras des vagues avant de s'abîmer dans la mer. Les jeux du vent, des nuages et des vagues, comme éclairés par la neige, avaient une beauté hallucinante, rythmée par les alternances de soleil et d'ombre, comme un hymne. ». Cette évocation de la neige qui danse au ras des vagues, qui se fond à l'écume, qui enveloppe le monde, appartient à l'expérience canadienne et l'auteure sait qu'elle n'a pas besoin de dire le silence qui domine cette scène, propre à la neige et à l'hiver.

Le roman est d'ailleurs dominé par un travail d'archéologie du passé personnel ; Lame, qui a vécu autrefois à Montréal, fait visiter la ville à Sutherland et lui indique des lieux importants ; Sutherland, de retour à Vrénalik, ne résiste pas à la fascination de sa vie passée dans ce monde. Et Rel finira par éclaircir certains des mystères de son propre passé. À travers eux, Rochon semble s'interroger sur les différentes relations qu'on peut entretenir avec son passé.

Comme la plupart des autres romans de Rochon, Sorbier n'est pas un livre qu'on dévore comme un thriller ou qu'on découvre comme un roman de Science-Fiction. Il est autre chose, à la fois une aventure morale et une évocation de la vie la plus intime, celle qui nous anime à l'intérieur, même quand ce qui nous entoure est froid et sale, brûlant et horrible, laid et gluant. Avis aux amateurs…

Jean-Louis Trudel → Keep Watching the Skies!, nº 37, juillet 2000

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