KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Vernor Vinge : Au tréfonds du ciel

(a Deepness in the sky, 1999)

roman de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 2001

par ailleurs :

Même genre de titre, même genre de longueur : Vinge ne trompe pas le client avec son nouveau space opera, qui reprend certains des ressorts d'un Feu sur l'abîme [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ], et comme son prédécesseur, ce roman a obtenu le prix Hugo, en septembre 2000 cette fois-ci.

Les Qeng Ho sont une culture vagabonde, des caravaniers de la Galaxie qui me font penser aux Villes nomades de James Blish. Dans un espace interstellaire qui ne peut se parcourir qu'à des vitesses subluminiques, interdisant toute velléité d'Empire galactique, ils fournissent une uniformité culturelle et technique et une permanence face aux effondrements périodiques de civilisation qui frappent les cultures planétaires. Commerçants qu'ils soient, les Qeng Ho eux aussi ont leurs mythes (le mystérieux Pham Nuwen, homme-clé de leur culture et proscrit insaisissable) et leurs fascinations (la découverte de nouvelles espèces intelligentes, dans un cosmos trop colonisé par l'Humanité). L'expédition vers l'étoile OnOff, et sa planète solitaire d'araignées intelligentes, va impliquer les deux.

Mais rien ne se passe comme prévu. À l'arrivée, les Qeng Ho se trouvent face à face avec une autre expédition, celle des Émergents (une culture qui vient tout juste de retrouver l'âge de la navigation interstellaire, et a découvert des solutions techniques parfois plus efficaces). Et surtout, une culture beaucoup plus militariste que celle des Qeng Ho, et qui ne s'embarrasse ni de leurs scrupules ni de leur appât du gain. La flotte Qeng Ho est vite battue, et le reste de son équipage réduit à une servitude présentée comme une collaboration — mais le combat a suffisamment affaibli tout le contingent humain pour qu'il soit forcé d'attendre en orbite que les Araignées poursuivent leur développement industriel et technologique jusqu'au point où elles pourront leur fournir les moyens de remettre leurs vaisseaux en état de repartir.

Comme toujours, le jeu du space opera est joué ici avec beaucoup de complexité et un point de vue quasi-mathématique (la formation d'origine de Vinge) sur les détails de la construction intellectuelle : les chiffres ne cèdent pas le pas au confort de la familiarité humanoïde. Les Araignées ne voient pas dans le même spectre que nous, et y distinguent infiniment plus de couleurs ; le temps est divisé en milliers et millions de secondes plutôt qu'en heures ou en semaines ; on refuse les facilités de la vitesse supra-luminique ou de la gravité artificielle qui transformeraient les voyages interstellaires en jumeaux des trajets maritimes d'antan…

Autre application d'un impitoyable sens logique, Vinge est conscient du fait qu'un roman situé dans le futur ne peut jamais qu'être une traduction dans notre langage des propos, voire des événements, qui sont le sujet de l'ouvrage. Il va jusqu'à en faire explicitement état dans le livre — les passages concernant les Araignées sont, on le découvre au cours du livre, censés être écrits par les traducteurs humains qui étudient leurs émissions et leur langage depuis leurs vaisseaux. Leurs noms et leurs noms de lieux nous sont donc rendus par des équivalents anglais comme Underhill ou Princeton, sans l'exotisme factice de ces noms de SF bourrés de X, K, Z et d'apostrophes — à quoi riment-ils pour des sons que notre oreille ne saurait en fait pas distinguer ? —, et jusqu'aux couleurs et aux proportions des bâtiments sont déformés afin de restituer à l'auditoire humain l'impression produite sur leurs utilisateurs arachnoïdes. Une mise en abyme bienvenue dans un roman qui par ailleurs ne hisse pas son niveau d'écriture au-dessus du simplement fonctionnel.

Si Vinge réutilise aussi dans ce roman le contraste qui l'avait si bien servi dans un Feu sur l'abîme [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ] entre une culture planétaire en voie de développement intellectuel et technique, qui suscite l'affection amusée du lecteur — pour des araignées, eh oui, c'est plus dur que pour des chiens, mais ça marche —, et le savoir accumulé par des millénaires de civilisation interstellaire, la cruauté inhérente aux rapports entre les Émergents et leurs “partenaires” conquis transforme ce roman en un objet bien plus sombre, moins teinté d'aventure juvénile que son prédécesseur. Il ne lui manque peut-être que le portrait d'un vaincu prenant sincèrement et librement le parti de la collaboration : il y a trop de résistants sincères dans l'équipage Qeng Ho, ou disons dans les personnages dont l'auteur choisit de nous faire partager le point de vue.

Cela pourrait pourtant s'expliquer par le fossé dans les conceptions du monde entre Qeng Ho et Émergents. Ces derniers ont toutes les caractéristiques que l'on a pu observer chez les léninistes du xxe siècle : une fidélité sans cesse affirmée à la protection des ressources de la communauté ne sert qu'à justifier le pouvoir total d'une petite classe de dictateurs pour qui fourberie, massacres de masse et torture des prisonniers sont des outils quotidiens, voire une relaxation nécessaire.

Par contraste, les Qeng Ho, à la façon des commerçants de l'espace de Poul Anderson — à qui le livre est dédié —, préféreront toujours un marchandage à une bataille, et finiront par corrompre de l'intérieur le système des Émergents, en mettant en place l'économie souterraine sans laquelle la vie d'une économie planifiée serait en fait impossible. Bref, les capitalistes pacifiques triomphent du militarisme communiste. Jusque-là donc, une SF très campbellienne, qui pourrait remonter aux années 40.

Vinge a commencé comme mathématicien, mais enseigne l'informatique depuis nombre d'années, et insère dans son livre quelques touches plus contemporaines qui font penser à l'économie de l'information. En particulier cette description du tournant historique qui vit les Qeng Ho unifier leur culture par des méthodes rappelant celle, bien contemporaine, du freeware : “[W]e could even have some broadcasts in the clear. The language standards material, for instance, and the low end of the tech libraries. […] — Yes. If we did it right, we'd end up with Customer cultures that spoke our language, […] and used our programming environment” (p. 191 de l'édition originale).

L'apologie du capitalisme et de la technologie est pourtant pour le moins ambiguë, car le point central du livre est à mon sens la méthode employée par les Émergents pour développer leur technologie, le Focus. Ceux qui ont été focused, “polarisés”, par la transformation de leur cerveau, se voient conférer des pouvoirs de concentration extraordinaire — aux dépens de tout ce qui ne rentre pas dans la tâche qui leur est attribuée, au point d'en oublier leurs besoins corporels. Ils deviennent ainsi à peine plus que des machines, des esclaves utilisés en conjonction avec des systèmes informatiques qui peuvent faire le meilleur usage des qualifications qu'ils ont acquises. Des salariés incapables de penser à autre chose qu'à leur boulot du matin au soir, quel rêve d'employeur ! On ne peut s'empêcher de penser à l'ambiance de travail incessant qui règne dans la période actuelle de prospérité informatique de l'économie américaine. Vinge renforce le parallèle par le nom qu'il donne à la classe des contremaîtres émergents chargés de diriger, contrôler et coordonner le travail des focused : les managers. On se croirait dans une version infernale de Dilbert !

Peut-être toutefois faut-il interpréter cette effroyable et mémorable image du Focus en termes artistiques plus que politiques. Au cours du livre, un Émergent fait remarquer que l'histoire ancienne de la Terre regorge d'artistes “who did not have a life”, dont la postérité se souvient à cause de leur consécration monomaniaque à leur art. Vernor Vinge, qui a finalement peu écrit en quantité depuis trente ans qu'il est actif, qui a toujours conservé son emploi professoral — et changé de spécialité au sein de cet emploi —, est sans doute le contraire d'un artiste polarisé de cette sorte. Son deuxième prix Hugo pour un roman l'encouragera sans doute dans cette voie. Souhaitons-lui de rester toujours aussi astucieux, et toujours aussi prenant — le livre noue fort bien les multiples fils de l'intrigue, même si les surprises finales sont parfois un peu forcées.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 38, janvier 2001

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