KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Alain Chareyre-Méjan : le Réel et le fantastique

essai, 1999

chronique par Sébastien Cixous, 2001

par ailleurs :

Une apparente logique conduit la plupart des théoriciens à définir le fantastique par opposition à la notion de réalité. Ainsi, selon Pierre-Georges Castex,(1) il se caractériserait « par une intrusion brutale du mystère dans la vie réelle » et se trouve « lié généralement aux états morbides de la conscience ». Roger Caillois, quant à lui, préférait les termes de « déchirure », « scandale », « irruption insolite presque insupportable dans le monde du réel ».(2) Et Tzvetan Todorov, en recourant de manière très contestable à l'hésitation, se contente de diluer le rapport : « ou bien il s'agit d'une illusion des sens, d'un produit de l'imagination et les lois du monde restent alors ce qu'elles sont ; ou bien l'événement a véritablement eu lieu et il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. ».(3)

Le philosophe Alain Chareyre-Méjan refuse, pour sa part, de tomber dans le piège d'une définition du fantastique qu'il interroge comme une “réalité esthétique”, une sensation voisine du repoussant. On notera que l'auteur s'abstient en outre de trancher d'emblée la cruciale question de la transcendance ou de l'immanence du réel à la pensée, sur laquelle s'affrontent — on le sait — idéalistes voire immatérialistes et réalistes/matérialistes. Alain Chareyre-Méjan considère à l'instar de Clément Rosset, auquel son étude doit beaucoup, que « l'épreuve de la peur se confond avec l'appréhension du réel — de ce qu'il y a en lui de constitutionnellement imprévisible et par conséquent d'inconnu ».(4) Il en déduit une coïncidence de la peur à la proximité d'une réalité non maîtrisable. Le fantastique, quant à lui, serait « une attaque de notre perception non par l'insolite de son objet mais par la vivacité même de la sensation qu'il fait » (p. 28), sensation évidemment indicible.

À l'occasion d'une passionnante visite au musée du saisissant et de l'insaisissable (monstres, sirènes, centaures, doubles, typhons, statues et automates…), l'auteur ose le terme d'« existentialisme fantastique » à condition de considérer le fait d'exister comme un événement : « La chose fantastique n'est pas l'objet non identifié en général mais l'inidentifiable de tout objet en tant qu'il existe de façon singulière » (p. 85). Contrairement aux idées reçues, le fantastique serait le comble du réalisme, une irruption du réel, une expression de l'indubitable — et non de l'incertitude ! — à travers l'expérience du néant. « Le fantastique naît du vide » écrivait Gérard Prévot dans son journal.(5) L'individu avance sur le fil du présent, entre un passé fantomatique et un futur aussi inévitable qu'irreprésentable,(6) voué à la spectralité dès sa réalisation : « […] le vertige fantastique n'est pas la sensation d'un manque mais la découverte que le réel est lui-même le rien » (p. 124).

Le phénomène décrit par Alain Chareyre-Méjan, souvent perçu, a fait l'objet d'interprétations tâtonnantes. Durant les années 70, par exemple, Catherine Clément relevait l'étrange malaise suscité par l'hyperréalisme « en accentuant encore la figurabilité, en renforçant les ancrages de l'illusion, en présentant un réel plus réel que le vrai, les hyperréalistes provoquent un dérangement de l'œil plus grand que de coutume ». Ils « obtiennent un trop-plein de réel qui rejette le regard comme un hoquet : de là l'effet d'inquiétude, germe d'une fonction critique confuse mais inéluctable ».(7) Cette sensation était toutefois analysée par Catherine Clément, à la lumière de l'Unheimlich freudien, comme un piège du fantasme, bâti autour de la fixité, du cadre et du gigantisme, faisant de l'hyperréalisme — solution inverse — le « comble de la fiction ».(8) Un autre exemple pourrait être trouvé chez Gilbert Gallerne qui, dans un ouvrage restrictif et sujet à caution sur le plan théorique,(9) prône la nécessité de l'hyperréalisme en matière de littérature fantastique… pour garantir la suspension d'incrédulité.

Récusant l'idéalisme philosophique, coupable d'anthropocentrisme, Alain Chareyre-Méjan proclame l'indépendance du réel à l'esprit. On se souvient de la manière dont Goethe railla les thèses subjectives de Fichte, lorsque des étudiants en colère firent voler en éclats les vitres du bureau de ce pauvre Johann Gottlieb : « Voici une occasion fort désagréable pour Fichte de se convaincre de la réalité du monde extérieur ».(10) Le fantastique recouperait donc le matérialisme, idée riche en perspectives vertigineuses. Il nous faudrait distinguer entre l'objet réel (irreprésentable, car doté d'une infinité de déterminations) et l'objet théorique (représenté comme suite à un choix de déterminations). Ce dernier ne serait, partant, qu'une réalité “en soi” créée pour occuper la place de ce qui nous échappe, préexiste et nous survit : une réalité “extérieure” dont l'existence précède le sens. On pourrait d'ailleurs rapprocher la sensation fantastique, telle que disséquée par Alain Chareyre-Méjan, de la situation impensable à laquelle confronte le plus souvent la Science-Fiction : un univers excluant le lecteur/spectateur, soit parce que l'individu en question a cessé d'être (hypothèse futuriste), soit parce qu'il n'a jamais été (uchronie, monde parallèle), soit parce que, par identification à un protagoniste, il est sans être en même temps (paradoxe rencontré dans le Voyageur imprudent de René Barjavel). Cette autre expérience du néant constitue un obstacle psychologique infranchissable pour un grand nombre d'individus, de sorte que les frères Bogdanoff, à l'occasion d'une fameuse enquête, ont pu se demander si la SF ne serait pas vécue par les amateurs du genre comme « le point exquis de la peur ».(11)

L'approche globale du sujet proposée par Alain Chareyre-Méjan permet de jeter aux orties la grille thématique dans laquelle on a longtemps cherché à emprisonner le fantastique : elle était inapte à rendre compte de ses conquêtes modernes. Rappelons que « la relation du texte singulier avec la série de textes constituant le genre apparaît comme un processus de création et de modification continue d'un horizon ».(12) L'auteur offre en outre la possibilité d'appréhender le sentiment du fantastique en dehors de toute contrainte purement textuelle, et de rechercher une unité à travers les différentes formes artistiques qu'il contamine (musique, peinture, sculpture, photographie, cinéma…).

Reste à vérifier la permanence des observations consignées par Alain Chareyre-Méjan. Dans un récent essai,(13) Roger Bozzetto, autre ténor de l'Université de Provence, constate l'existence de segments historiques et géographiques qui l'amènent à parler de fantastiques, au pluriel et non plus au singulier. Ce morcellement du genre n'implique-t-il pas, justement, un éclatement du sentiment qu'il procure en une quantité de sensations variables selon les lieux et les époques ? On peut également se demander si l'effet fantastique est toujours « l'expression d'une incroyance » comme l'affirme l'auteur (p. 190). Tous les créateurs ne laïcisent pas la présence qui hante leur œuvre. Le nouvel essor des anges au tournant du millénaire tend à l'attester. En dépit d'une ambivalence marquée soulevant d'âpres interrogations existentielles, ces créatures spirituelles continuent de conserver, dans certains cas, leur rôle d'intermédiaire entre les Hommes et le Tout-Puissant.(14) D'une manière plus générale, la convocation du miracle, de l'exorcisme efficient (crucifix et eau bénite) proclame la victoire céleste et renforce la conviction des fidèles. Jacques Finné voit du reste en Dracula l'apogée de la religion face au vampirisme.(15) De plus, dans de nombreux cas, la surnature se manifeste comme un substitut au glaive divin, châtiant les pécheurs tout en épargnant les justes.(16) Il s'ensuit un monde nettement plus sensé et ordonné, quoique toujours mystérieux, les voies du Seigneur étant — comme chacun sait — impénétrables…

Ceci dit, l'ouvrage d'Alain Chareyre-Méjan demeure une lecture indispensable qui risque fort d'influencer les orientations de la recherche et témoigne, avec le dernier essai en date de Roger Bozzetto, de l'incroyable effervescence du vivier universitaire aixois.

Sébastien Cixous → Keep Watching the Skies!, nº 39, juin 2001


  1. Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Corti, 1951, p. 8.
  2. Images, images, Corti, 1966 ; Stock, 1974, p. 14.
  3. Introduction à la littérature fantastique, le Seuil, 1970, p. 29.
  4. Clément Rosset : le Philosophe et les sortilèges, Minuit, 1988, p. 75.
  5. "Fragments d'un journal" (extraits) dans le recueil l'Invité de Lorelei, Fleuve Noir › Bibliothèque du Fantastique, 1999, p. 629.
  6. Lire sur ce point Clément Rosset : le Réel et son double, Gallimard, 1976.
  7. Catherine Clément : Miroirs du sujet, Union Générale d'Éditions › 10|18, 1975 p. 208.
  8. ibid., p. 211.
  9. Je suis un écrivain : guide de l'auteur professionnel, Encrage › Travaux, 1998. Lire nos réserves sur ce volume.
  10. Cité par Georges Lukács : Existentialisme ou marxisme ?, Nagel, 1961, p. 73.
  11. Igor & Grichka Bogdanoff : l'Effet Science-Fiction : à la recherche d'une définition, Robert Laffont › Ailleurs et demain/essais, 1979, p. 101.
  12. H.R. Jauss : "Littérature médiévale et théorie des genres" dans Poétique, nº 1, 1970, p. 85-86.
  13. Territoires des fantastiques : des romans gothiques aux romans d'horreur moderne, Publications de l'Université de Provence, 1998.
  14. Voir par exemple une Vie moins ordinaire du cinéaste britannique Danny Boyle (a Life less ordinary, 1997).
  15. "Vade retro, Dracula !" dans l'anthologie critique placée sous la direction de Jean Marigny : Dracula, Autrement › Figures mythiques, 1997.
  16. Voir par exemple les Derniers jours d'Ys-la-Maudite de Georges G.-Toudouze, Éditions armoricaines, 1948 (Cf. mon compte rendu de la réédition des années 1990, les Derniers jours de la ville d'Ys), ou, dans le domaine anglo-saxon, "la Citrouille noire" ("the Black pumpkin", 1986) de Dean Koontz dans le recueil Étranges détours, Pocket › Terreur, 1997.

Commentaires

Ajouter un commentaire

Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.