KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Akif Pirinçci : Chien méchant : une enquête du détective Francis

(Cave canem, 1999)

roman policier de Science-Fiction & Fantasy animalière

chronique par Philippe Heurtel, 2002

par ailleurs :

Une fois n'est pas coutume, c'est d'un polar dont je vais vous entretenir. Oui, un polar, mais d'un genre assez particulier puisque le héros détective en est un chat ! Francis est un matou futé et raisonneur, qui a la réputation auprès de ses congénères félins de résoudre les énigmes en moins de temps qu'il n'en faut pour vider sa gamelle. Aussi est-ce naturellement à lui que l'on fait appel pour résoudre un cas de meurtres en série : des chats, et bientôt des chiens du quartier, ont été retrouvés assassinés sans que l'on puisse déterminer si les traces de morsures qu'ils portent au cou sont l'œuvre d'un félin ou d'un canidé.

Il n'en faut pas plus pour raviver la haine ancestrale qui oppose les deux espèces. Chiens et chats s'accusent mutuellement ; si Francis ne découvre pas rapidement l'identité du coupable, ce sera la guerre, et le carnage. Et comme si la situation n'était pas suffisamment délicate, le clan des chiens impose à Francis un coéquipier, Hektor, chien policier à la retraite. Un clébard ! Le comble pour notre détective, farouchement indépendant, qui abhorre cette espèce servile entre toutes !

Le polar est un genre caméléon qui s'accommode de toutes les époques, tous les milieux, et se marie sans peine avec d'autres genres. Alors pourquoi pas un chat détective ? On retrouve bien dans Chien méchant nombre des codes du genre policier : le détective féru de logique qui n'aime rien tant que faire travailler ses neurones sur une énigme particulièrement ardue, qui s'exclame « Bingo ! » quand il fait une découverte, qui se voit imposer un partenaire qu'il ne peut pas supporter — mais tout s'arrangera à la fin —, dont le fils menace de sombrer dans la délinquance parce qu'il a négligé son éducation. Évidemment, Francis ne dispose que de quarante-huit heures pour retrouver le serial killer. Sans oublier les fausses pistes, les suspects, quadrupèdes ou humains, qui sont tour à tour suspectés jusqu'à ce que l'on découvre que le véritable coupable n'est pas celui qu'on aurait pu imaginer au départ.

Tous ces codes apparaîtraient comme des poncifs s'ils n'étaient décalés par la nature animalière des personnages. Ce fait leur confère une fraîcheur salvatrice, une nouvelle vie — les poncifs auraient donc neuf vies, eux aussi ? Et aussi une bonne dose d'humour car comment ne pas sourire à la vue de ce matou à mi-chemin entre Hercule Poirot et Philip Marlow ? Chien méchant est un polar très amusant grâce à l'esprit caustique de Francis, qui ne ménage pas ses saillies spirituelles à l'intention de ses congénères, des humains (les “ouvre-boîtes” !) et surtout des clébards qui en prennent pour leur grade.

Le décalage : là réside sans doute le talent de Pirinçci. Cet auteur turc émigré en Allemagne n'en est pas à son premier roman mettant en scène Francis. Il a su composer pour son personnage un savant dosage de traits humains et de caractéristiques animales. Les protagonistes se sont pas de simples humains qu'on aurait artificiellement dotés de quatre pattes, d'un pelage et de griffes rétractiles. Rien à voir, par exemple, avec la bande dessinée Blacksad — que par ailleurs on ne saurait trop recommander —, dont les personnages sont bien des êtres humains malgré leurs têtes d'animaux. Non, Francis est un vrai chat. Sa nature lui confère des avantages aussi bien que des inconvénients pour mener son enquête. Et surtout, il pense comme un chat ; à plusieurs reprises, c'est à travers les préjugés de sa culture féline qu'il considère la culture canine dont il se moque, ce qui donne lieu à des réflexions très drôles.

Certes, les animaux ont aussi, dans Chien méchant, des comportements humains. Les deux camps ont leurs propres politiciens, ils attendent le moindre prétexte pour déclencher le conflit — en vérité, c'est uniquement pour préserver les apparences qu'ils ont fait appel au détective de la dernière chance. Cette bêtise guerrière, nourrie de racisme, de préjugés et de rivalités ancestrales dont on a oublié les raisons initiales pour n'en garder que la substantifique haine, n'est pas sans rappeler certaines époques de notre Histoire et de notre présent.

Car tel est bien le propos de Pirinçci : montrer de la griffe la bêtise humaine, dénoncer la folie guerrière. Quand il démarre son enquête, Francis est bien loin d'imaginer que la guerre larvée entre quadrupèdes n'est pas sans rapport avec les guerres humaines, et notamment les conflits qui ont ravagé l'ex-Yougoslavie. Chien méchant est aussi une fable ; une fable où les créatures de La Fontaine auraient — métaphoriquement — revêtu l'uniforme kaki ou le chapeau mou et l'imper du détective.

Au fait, me demanderez-vous, et l'intrigue policière dans tout ça ? Ma foi, elle est assez bien ficelée. Scènes d'investigation et scènes d'action alternent sans que le rythme ne faiblisse. Certains pourront juger la fin un peu tirée par les poils. Mais après tout, si l'on est prêt à accepter que Francis sache lire et surfe même sur l'internet pour les besoins de son enquête… (Et pourquoi pas ? Vous ne vous êtes jamais demandé ce que manigance votre chat durant votre absence ? Et ces trucs sur votre ordinateur qui ne marchent plus un jour alors qu'il n'y avait pas de problème la dernière fois que vous vous en êtes servi, hein ?)

D'ailleurs, un brin de fantastique n'est pas absent de cette Fantasy animalière policière. Cela posera peut-être aux libraires d'épineux problèmes de rangement dans les rayons. Mais cela n'en posera aucun au lecteur en quête de jubilation. Une jubilation qui n'est pas dénuée de gravité, ni d'humanisme.

Philippe Heurtel → Keep Watching the Skies!, nº 41-42, janvier 2002

Lire aussi dans KWS la chronique d'une autre enquête du chat Francis, Félidés, par Éric Vial

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