KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Gene Wolfe : Strange travelers

nouvelles fantastiques et de Science-Fiction inédites en français, 2000

chronique par Pascal J. Thomas, 2002

par ailleurs :
 

Le voyage est un motif majeur de la SF, et le voyageur un de ses types obligés, que l'on se place de son point de vue, ou de celui des gens qui le voient arriver. Si ce dernier en date des recueils de Wolfe prend le voyageur comme emblème, il est loin d'être une sélection thématique, et, s'il ne se réclame d'aucune “esthétique de la fusion”, l'auteur n'est jamais autant lui-même que quand il brouille les cartes que lui ont distribuées les genres bien établis.

Ainsi, quand il se lance dans une SF claire et reconnaissable, c'est souvent comme s'il parodiait le genre, comme par exemple — côté SF — dans "To the seventh", une folle poursuite dans l'espace qui recouvre une partie d'échecs entre Dieu et Satan, ou "Counting cats in Zanzibar", dont l'intrigue compte moins que les joutes oratoires qui constituent autant de commentaires obliques sur toute la tradition SF des robots, trois lois d'Asimov et la suite. Côté fantastique — ou merveilleux —, "the Death of Koshchei the Deathless", qui se présente comme un conte russe traditionnel, joue autour du conte et agrémente son contenu mythique d'une bonne dose d'ironie. Alors qu'un texte comme "the Haunted Boardinghouse", qui est bien entendu une histoire de fantômes contée — on s'en doute, et c'est très vite dit dans le texte quand on sait le lire — du point de vue d'un trépassé lui-même, donne aussi une vision oblique d'une Amérique post-cataclysmique où les événements surnaturels, sans être intégrés à la vie quotidienne, affleurent à la conscience collective par le biais de rumeurs. Alors, SF, Fantastique ou Fantasy ?

Modernité, peut-être ? De l'écriture, à la rigueur ; elle a cette qualité de ne pas emprunter les sentiers battus. Mais Wolfe montre trop de respect pour le passé et de méfiance pour le présent pour qu'on puisse lui coller aisément une étiquette de “moderne”. Par exemple, "One-two-three for me", texte mineur mettant en scène des enfants du futur visitant une Terre désertée, tire tous ses effets de terreur d'un téléphone portable et d'une poudre blanche qui ne peut être que de la drogue. Parabole transparente.

Regard méfiant sur le présent encore : alors que tant de récits passent allégrement sous silence les problèmes économiques de la vie quotidienne, Wolfe manifeste une préoccupation inhabituelle pour le sort de gens frappés de pauvreté, de personnages qui, sans avoir tout perdu, doivent compter leurs sous avant d'entreprendre quoi que ce soit — on en rencontre ici dans "Bed and breakfast", "Queen of the night", "the Haunted boardinghouse" et "the Man in the pepper mill" ; et je serais d'avis d'y ajouter les foules vivant dans leur voiture de "Bluesberry jam" et "Ain't you 'most done?" ; mais c'était déjà un thème majeur de Free live free, par exemple. L'argent, pour ces protagonistes, prend une dimension d'autant plus importante qu'il est rare ; quelque chose comme les trois vœux — et pas un de plus — qui sont permis aux personnages de conte, et qu'ils doivent utiliser avec le plus grand soin. Pour autant qu'il faille y lire un commentaire social, j'y verrais de l'irritation envers une société qui permet de telles situations. La réaction de Wolfe, je subodore, se concentrera plus sur le nécessaire amour du prochain que sur la réforme de la société.

Autre mal moderne, et souvent corrélé au premier, l'éclatement des familles. "Flash Company", "the Man in the pepper mill" et "the Ziggurat" mettent tous en scène des veufs ou divorcés (des deux sexes). Si "the man in the pepper mill" tourne autour d'une idée insolite et forte, "the Ziggurat" est un texte de SF qui esquisse en arrière-plan une impitoyable guerre des sexes. Emery, un homme déjà âgé, est en instance de divorce, un divorce qu'il ne veut pas. Autant lui que sa femme Jan ont des enfants de précédents mariages (un garçon pour lui, deux filles pour elle) ; et Jan vise à obtenir un jugement qui lui attribue autant que possible de l'argent d'Emery, en accusant si besoin — et à tort — son ex-mari d'agressions sexuelles sur ses filles. Arrive là-dessus une sorte de soucoupe volante à l'équipage exclusivement féminin… Le contact n'est pas pacifique. Il y a bien entendu beaucoup plus de texture dans ce long récit (quatre-vingts pages) qu'un tel résumé peut en transmettre. Je vois le texte comme une sorte d'écho déformé de "Houston, Houston, do you read?" — Wolfe tire d'ailleurs son chapeau à James Tiptree, Jr. dans "the Man in the pepper mill", en y introduisant un jeune garçon prénommé Tiptree : “For the, you know, the writer”, explique sa mère.

De temps en temps, Wolfe met aussi en scène des hommes âgés, qui côtoient à l'occasion des femmes beaucoup plus jeunes. Et peuvent même — par une chance extraordinaire — les séduire. "Bed and breakfast" emploie de telles situations pour redire l'histoire d'Orphée. Entre autres choses ! Comme toujours, le plaisir du texte réside dans sa diction, détournée et tranquille. "Useful phrases" peut aussi être rangé dans cette catégorie : il s'agit d'une histoire de “premier contact” ambiguë, presque borgésienne dans son fétichisme bibliophilique — un fétichisme qui plaira aux fans acheteurs de livres compulsifs comme moi. Une sorte de quintessence, aussi, de la diction indirecte wolfienne.

Qui dit vieillesse dit proximité de la mort, et ce n'est sans doute par un hasard si la séduction, dans les deux histoires qui précèdent, est aussi liée à un départ sans doute irrémédiable. Les livres de Wolfe jouent depuis longtemps à cache-cache avec la Faucheuse. Voir par exemple Peace, son histoire de fantôme éclatée. J'ai déjà décrit "the Haunted boardinghouse". Le titre qui conclut le livre, "Ain't you 'most done?", peut être interprété de plusieurs façons : tu en as pas bientôt fini avec ce recueil ? ou avec ta propre vie ? En tout cas, il forme avec celui qui ouvre le livre, "Bluesberry jam", un fascinant diptyque. Dans "Ain't you 'most done?", Tim Benson, riche entrepreneur et amateur de musique folk, a une crise cardiaque dans un embouteillage. Il est lancé dans un rêve qui est l'univers de "Bluesberry jam", un embouteillage infini survolé par des hélicoptères qui apportent de la nourriture et, de temps en temps, viennent sortir du rang un chanteur populaire pour le montrer à la télévision. Benson joue d'une guitare-pot-d'échappement, il rencontre Aldo, qui compose des chansons sur un banjo-enjoliveur… et la même histoire est racontée dans les deux nouvelles, des deux points de vue : le vrai créateur spontané, Aldo, est négligé par les media au profit de l'homme de culture qui ne sait que reproduire la création avec une meilleure technique, Benson. Mais "Ain't you 'most done?", et le recueil, donc, se concluent dans “a new corridor […] even darker than the last, but there was a light at the end”. Bref, la mort toujours, avec un espoir.

Les préoccupations religieuses de Wolfe sont toutefois moins reflétées dans Strange travelers que dans les romans de la série de Teur ou du Long Soleil, mais on les retrouve de façon indirecte dans deux évocations de la fête chrétienne la mieux connue des enfants. Si "And when they appear" est un conte de Noël terrifiant, aperçu d'un futur désastreux, "No planets strike", beaucoup plus léger, reconstitue une crèche dans l'espace.

Peut-être parce qu'en vieillissant, on apprécie plus les attraits de la jeunesse (“you've got youth, which is the second greatest treasure in the world”, dans "Queen of the night"), la présence d'enfants est également sensible dans ce recueil — finalement, la seule tranche démographique sous-représentée est celle des hommes d'une vingtaine d'années, protagonistes omniprésents des récits de SF d'aventure. "One-two-three for me", "Queen of the night", "And when they appear" et "the Man in the pepper mill" sont autant de textes racontés du point de vue d'un enfant. Souvent faisant face à la mort lui aussi, ce qui les rend encore plus poignants ou terrifiants que ceux contés du point de vue d'un adulte.

Sur les quinze textes de ce recueil, les deux tiers m'ont pris aux tripes, enchanté ou ébahi. Si Wolfe ne procède pas à des révisions majeures de son style, sa source d'idées ne se tarit pas, il reste un des écrivains majeurs de la Science-Fiction et du fantastique, et il est bon de le dire haut et fort. Pas besoin d'attendre son décès pour se joindre au chorus de ceux qui l'encenseront alors…

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 41-42, janvier 2002

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