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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 45 le Silence de l'espace

Keep Watching the Skies! nº 45, octobre 2002

Tommaso Pincio : le Silence de l'espace

(lo Spazio sfinito)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Éric Vial

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

C'est de la Science-Fiction. Nul doute là dessus. Un brave type se retrouve soixante-trois jours dans l'espace, pour le compte de Coca Cola Enterprise Inc, enfermé dans une capsule avec pour seule mission d'appeler la base si les lumières de contrôle lui indiquent qu'il y a un problème avec les appareils qu'il va successivement vérifier, et de ne surtout pas se manifester tant que tout fonctionne normalement. Accessoirement, il est fortement recommandé de ne pas mentionner les bruits, courant sur Terre, selon lesquels tout cela est une vaste calembredaine, l'homme n'a pas réussi à quitter sa bonne vieille planète, et l'espace est reconstitué, apesanteur comprise, sous un lac évaporé du fin fond des États-Unis. Il est également tout à fait recommandé de ne pas alerter la base en lui expliquant que l'espace s'est mis à mugir et en lui faisant entendre le dit mugissement, mais c'est presque une autre histoire. Pour ne pas parler d'un doute soudain quant à la présence des étoiles. À part ça, il arrive que des bouteilles de Coca explosent, et il se pourrait que de temps en temps, l'une d'entre elles comporte une “bulle-comète”, à grande vélocité, laissant dernière elle une traînée lumineuse et supposée exhausser les vœux de celui qui a eu la chance d'en provoquer l'apparition, en secouant le liquide modifié pour être désormais aussi noir que l'espace infini. Et dans l'espace, réel ou reconstitué, on rencontre des truands variés, mais aussi des demoiselles porteuses d'immenses panneaux publicitaires, affrontant le vide grâce à des bonbons oxygénés, et y décédant quand ceux-ci sont frelatés, d'où la dérive de merveilleux cadavres perdus dans le Vide.

Il se pourrait que ce qui précède semble tout de même un peu léger. Il faut donc ajouter que cela se passe dans les États-Unis d'Eisenhower, et que le brave type sus-cité s'appelle Jack Kerouac, même s'il n'a a priori pas grand rapport avec celui que nous connaissons. Que son supérieur hiérarchique direct, qui l'a recruté et envoyé sur orbite en lui faisant signer une décharge en cas d'accident mortel, s'appelle Arthur Miller. Que dans une curieuse librairie d'où, pour des raisons de marketing soigneusement exposées, on a banni les livres mais où des hôtesses accueillent et conseillent, et où ils sont allés acheter un atlas cosmique, son meilleur ami, Neal Cassady, est tombé amoureux d'une dénommée Marilyn Monroe, juste avant de se faire expulser du lieu par un videur, et pas tellement avant que la dite Marilyn soit renvoyée, ses lèvres argentées étant acceptables pour une vedette de télévision, mais pas dans la vie courante. On ajoutera que Cassady, éperdument amoureux et sans doute passablement stupide, est persuadé que le code de la facture du livre est en fait un numéro de téléphone, le fait, et tombe sur Norma Jean Mortensen, épouse quelque peu malheureuse de l'Arthur Miller déjà évoqué, et sans aucun rapport avec Marilyn. Malgré une allusion — d'ailleurs par prétérition — à une fameuse photo pour calendrier. En prime, quelques chapitres, réduits à deux ou trois lignes, sont des interventions d'Albert Einstein. Et épisodiquement, il est fait allusion avec force persiflage au travail des historiens pour reconstituer les événements, ou la quasi-absence d'événements, alors même que les personnages, au-delà de leurs patronymes, n'ont guère de raison de retenir l'attention : on est entre dérision et organisation du décalage.

À ce point, on pourrait se demander si on est dans une uchronie — mais où serait le point de divergence d'avec notre monde ?. Si on est dans un roman de S.-F. Si le post-modernisme a encore frappé. Une postface en forme de quasi-manifeste, signée Luca Brianco et Maria Carratello, répond en partie aux deux dernières questions. En comparant le début du présent roman aux incipit d'un roman de Dick et du Tambour de Gunther Grass, appliquant une idée désormais assez traditionnelle selon laquelle le roman de S.-F. plonge immédiatement son lecteur dans l'impossible, le contradictoire, bref dans un univers que le roman va explorer — et c'est bien le cas en l'espèce, car si après une citation attribuée à Einstein sur le ciel étoilé — qui lui donne la nausée —, un familier du mainstream ne sera pas effarouché par le nom de Kerouac, ni par la référence à l'été 1956, il sera vite inquiété, voire déstabilisé par la mention de l'activité professionnelle de celui qu'il prenait pour un écrivain : “contrôleur d'orbites”… Et pour le reste, en renvoyant effectivement au post-modernisme, au collage, à l'accumulation, mais en faisant remarquer — entre autres choses — que l'on passait de l'accusation lancée à la société, de l'utilisation des “choses” pour dénoncer une vacuité, à ce qui est fort différent, un jeu avec les icônes, une assimilation, une prise en compte du monde tel qu'il est et des signes qui le composent, selon les principes de la collection, que l'on reconnaîtra comme pour le moins cousines d'idées largement diffusées en particulier par Valerio Evangelisti.

Post scriptum : après avoir rédigé ce texte, j'ai appris et que le roman paraîtrait en "Folio S.-F." en 2003, et que j'en étais le traducteur… en espérant que le second point n'obère pas le premier.