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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 46 le Talent assassiné

Keep Watching the Skies! nº 46, janvier 2003

Francis Valéry : le Talent assassiné

roman fantastique ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Un point de détail, pour commencer : l'auteur nous assure que ce livre est de la littérature générale, qu'il n'est pas envoyé aux critiques de S.-F., qu'il ne sera pas mis dans les rayons de S.-F. des librairies, bref, que sa présence dans la collection "Lunes d'encre" (dirigée par Gilles Dumay) ne préjuge pas de la moindre appartenance à un genre, disons, paralittéraire.

Vrai et faux. Et surtout parce que cette fois-ci, il y met ouvertement — ce qui ne veut pas forcément dire franchement — autant de sa vie que dans ses fameux, et épisodiques, Carnets de Voyage, que l'on a suivi de fanzine en site Internet en rubrique dans Bifrost

De quoi retourne-t-il donc ? Au début du livre, Francis Valéry (le personnage), auteur de S.-F. à la carrière sinueuse, a rendez-vous avec son éditeur, Gilles Dumay, pour discuter de son prochain livre — dont des extraits, et de grandes lignes, nous sont donnés dans les premières pages du Talent assassiné. Mais un attentat à la bombe Rue de Rennes, à Paris, le projette dans un coma au sein duquel il suit les tribulations de JH, qui se révèle vite être l'un des différents pseudonymes — destinés à autant de carrières différentes — d'un mystérieux Auteur. Devenus Alter Egos, dotés de souvenirs construits sur les quatrièmse de couverture et d'imaginatifs dossiers de presse, ils ont acquis une vie propre, qui n'arrive jamais toutefois à la plénitude sensuelle de celle des humains de chair. Le tout est entrecoupé de “plongées” (rêves de coma, peut-on supposer) qui retracent la biographie du Francis Valéry réel avec une certaine fidélité [1] — si on peut se permettre ce terme en parlant d'un livre dont un thème majeur est l'énumération gourmande et romantique des liaisons du protagoniste-auteur.

JH (Jean-Hubert de la Thibaudière), pondeur de romans pour la jeunesse, rencontre donc tour à tour l'Agent X, père d'une série avortée de thrillers, Ange-Louis Léonardini, qui fait dans le roman policier de gauche, et finalement un alter ego littératurant qui semble le rapprocher encore de l'auteur inconnu.

Inutile de vous dire que tout cela est férocement distrayant ; en revisitant les lieux de sa vie, depuis les années de collège et la découverte du rock jusqu'à sa carrière littéraire, Valéry puise dans ses connaissances une collection de caricatures esquissées à grands traits, jamais vraiment méchantes au demeurant. Et ses alter egos explorent les bas-fonds de la littérature alimentaire, tout à leur passion d'écrire, de ne vivre que pour et par leur plume. On rit beaucoup des écrivains et du milieu de l'édition, je cite un passage pêché presque au hasard : « C'est vraiment le problème numéro un dans l'édition, ce ratatinement des gonades, façon Jivaro. La plupart des éditeurs ont une paire de raisins secs au fond du calbut » (p. 191). Une phrase qui ne s'applique certes pas à Gilles Dumaysberg, personnage tracé en grandeur surnature, baiseur et chevalier d'édition, qui semble refléter une véritable admiration du Valéry réel pour le Dumay réel [2]. Je trouve l'auteur moins fulgurant quand il s'aventure sur le terrain sentimental sérieux ; étant entendu que toutes les formes de sexualité s'impriment sur le souvenir, et ont leur juste — et immense — place dans le roman.

Mais où mène le livre ? Il se positionne, multiples références à l'appui, en suite logique de l'Erreur de France, la plus grande réussite littéraire — hélas trop peu diffusée — de Valéry jusqu'à ce jour. Donc, métafiction, ou tu vas te refroidir ! On est invité à déguster avec autant de crédulité volontaire les récits enkystés que celui qui les enchâsse. Un lecteur grincheux pourrait penser que le roman hésite à se faire livre sur le rock et la découverte de soi, à la façon de Fugues de Lewis Shiner [3], pour virer à l'ego-trip galopant. Oui, et alors ?

Comme Iain Banks l'avait fait dans Entrefer, Francis Valéry utilise les univers oniriques, habituels dans la S.-F. française des années 70-80, à des fins franchement introspectives — ses prédécesseurs n'étaient peut-être pas moins introspectifs, mais en étaient sans doute moins conscients. En ce sens, malgré le décollage de l'essentiel du livre par rapport au réalisme — les alter egos sont capables de s'abstraire, dans une certaine mesure, des contraintes de leur univers apparent —, le projet est celui de la majeure partie de la littérature générale, centré sur le soi. Mais nourri du substrat de culture populaire de Francis Valéry, que partageront nombre des lecteurs de S.-F. qui l'auront suivi jusqu'ici. Et sa transformation des auteurs-pseudonymes en personnages de roman renvoie autant — sur un mode satirique — à la fabrication des auteurs en tant que personnages médiatiques par la machine commerciale de l'édition, que — sur un mode “clin d'œil sur les coulisses de l'art” — à la genèse des personnages littéraires, pétris de la vie qu'a pu digérer leur auteur. Plus profondément, ce livre me touche parce qu'il s'attache à l'histoire d'un homme écartelé entre les différents aspects de sa vie (musique, et compartiments variés de la littérature) et qui cherche à retrouver son unité. J'ai sans doute des raisons personnelles pour être touché par cette thématique ; il me semble qu'elle peut attirer les lecteurs de S.-F., toujours occupés à recoudre la déchirure — artificielle — entre science et littérature. Et tous ceux d'entre nous qui en ont assez des excès du “niche marketing”, de la subdivision de tout ce qui nous est proposé en sous-catégories de plus en plus ridicules.

Notes

[1] Certains des épisodes et des protagonistes — dont les noms n'ont pas toujours été changés — sont antérieurs à l'entrée de Francis Valéry dans le milieu S.-F. L'ayant rencontré avant cette date, j'en ai connu certains et ai pu recouper quelques points. Tout ne correspond pas rigoureusement à mes souvenirs, mais peu importe.

[2] Admiration partagée ici, pour son œuvre éditoriale à tout le moins.

[3] Glimpses, paru en traduction française dans la même collection — comme le présent roman lui-même nous le rappelle, bien sûr !