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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 48 Jardins virtuels – 2

Keep Watching the Skies! nº 48, janvier 2004

Sylvie Denis : Jardins virtuels

recueil de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Avouons-le, on aura du mal à convaincre un collaborateur de KWS de dire du mal de l'œuvre de Sylvie Denis : notre fanzine n'existe que parce que, il y a plus de dix ans, elle en eut l'idée, et il continue depuis sur la lancée qu'elle avait donnée.

On peut en vouloir à Sylvie Denis, par contre, de nous livrer son œuvre avec autant de parcimonie : huit ans se sont écoulés depuis le premier Jardins virtuels ; le second ajoute au premier une bonne partie des textes courts qu'elle a publiées depuis — il faudrait plutôt considérer cette édition comme un deuxième recueil ! Et le seul autre livre de la plume de l'autre est un mince roman, l'Invité de verre (cf. la note 3 de la chronique de Philippe Paygnard). Œuvre rare, donc, et précieuse, on le verra.

Le premier aspect qui frappe à la lecture suivie des textes du recueil est que Sylvie Denis, à l'inverse de tant d'auteurs qui écrivent pour la jeunesse en adaptant des modèles tirés de la littérature pour les adultes, s'inspire de la littérature pour la jeunesse quand elle écrit pour les adultes — ou, du moins, pour le public général de la S.-F., dont je concède qu'il puisse être adolescent, par les années pour partie, et par l'esprit dans son ensemble.

Donc, bien des textes du recueil sont, soit centrés sur l'enfance ("l'Anniversaire de Caroline", "Élisabeth for ever", et "In memoriam : Discoveryland" — Peter Pan, désir d'enfance éternelle), soit sur l'adolescence et sa relation difficile, plutôt révoltée, avec le monde des parents ("Dedans, dehors", "Fonte des glaces", "Cap Tchernobyl", "la Balade du singe seul"). On retrouve même dans le premier et le dernier de ces textes le même schéma d'intrigue : des ados modérément rebelles sortent de la cité protégée où ils ont été élevés pour découvrir un monde extérieur plus fascinant que menaçant. Les protagonistes de "Si Thébaldus rêve…", "Carnaval à Lapêtre" ou "Nirvana, mode d'emploi" sont certes un peu plus âgés, mais leurs préoccupations sont encore celles de la sortie de l'enfance pour l'entrée dans l'âge adulte — notamment au niveau des relations amoureuses. Fidèle par accident à ses racines historiques, le Carnaval de Lapêtre est en l'occurrence détourné en révolte, contre l'ordre établi du machisme. On notera que ce texte est le seul à donner à l'activité sexuelle une place de premier plan — et que je ne peux m'empêcher d'éprouver l'impression persistante que les scènes de sexe, quoiqu'impeccablement cohérentes avec l'intrigue, ont été plaquées sur la trame du texte, ce qui pourrait s'expliquer par opportunisme, le premier lieu de publication [1] en ayant été l'anthologie Cosmic erotica.

Dans un recueil dont la composition s'étend sur une quinzaine d'années, toute homogénéité thématique n'est qu'extrinsèque, construite par le lecteur. Si les textes ne sont pas présentés par ordre chronologique, on remarquera que les cinq derniers du volume, "De Dimbour à Lapêtre", "Carnaval à Lapêtre", "Magma-Plasma" et sa suite "Paradigme party", et enfin "Nirvana, mode d'emploi", datant respectivement de 1995, 2000, 1997, 2000 et 2000 — et donc absents du premier Jardins virtuels, à l'exception du premier —, marquent une évolution : ton moins adolescent, mais aussi récit plus tourné l'action, plus proche tout compte fait de la S.-F. classique. Et pas mauvais pour autant ! "Magma-Plasma" introduit Johanne Epstein et son agence de détectives privés (cf. critique de Philippe Paygnard). Ils recrutent leurs clients dans les habitats de la ceinture d'astéroïdes et pourchassent les nouveaux développements de la vie intelligente — à base de silicone autant que de cytoplasme — autant que les malfrats interplanétaires. On croirait du Bruce Sterling, ou plutôt du John Varley. Car Denis a cette qualité rare dans la Science-Fiction française : elle ne fait l'impasse ni sur la science, ni sur le futur.

Bulles de civilisation dans un univers hostile à la vie, les habitats de l'espace renvoient cependant aux cités murées des premiers récits de Denis, isolées sur une Terre revenue à la sauvagerie. Et m'évoquent la fragile rareté des fleurs de l'esprit que fait éclore la culture humaine, enracinée dans un terreau de brutalité, ou plutôt d'inconsciente indifférence. De toutes petites plates-bandes au milieu d'une immensité de mauvaises herbes, pour renvoyer à la métaphore du titre du recueil.

Pourquoi avoir gardé le même titre, justement ? Sans doute parce qu'il n'y en avait pas de meilleur. Si les jardins de Denis sont virtuels, c'est que les bulles de civilisation renvoient aussi à un retrait du monde matériel, à la nécessité, pour que vive vraiment l'esprit, de s'évader dans un univers artificiel. Une évasion qui est au centre de deux des réussites incontestables du recueil : "l'Anniversaire de Caroline", où une femme condamnée à la perte de son corps et à la servitude de son esprit au sein d'un système informatique de surveillance vit par procuration à travers une petite fille dont elle est devenue l'amie secrète ; et "Nirvana, mode d'emploi", dont un personnage consacre tous ses loisirs à l'exploration maniaque d'un unique film. Le thème figure aussi en bonne place, ou demeure sous-jacent dans une poignée d'autres textes : "Cap Tchernobyl", "la Balade du singe seul", "De Dimbour à Lapêtre", “In memoriam : Discoveryland"… On finit par s'interroger sur le rapport au corps qui transparaît dans tout cela. Un désir de distance, une répulsion par rapport à l'enveloppe de chair qui ne nous apporte que poids et douleur. Peut-être. Ne craignez rien, ce n'est quand même pas du Brussolo !

Mais, comme chez Varley, comme chez Egan, le divorce entre l'esprit et le corps est aussi prétexte au questionnement de l'identité. Le jeu sur les clones n'est pas nouveau, mais ses possiblités sont si étendues qu'il est loin d'avoir été épuisé. Et quand on confronte son identité sous la forme des versions précédentes de soi-même, enfant, la boucle est bouclée ("Élisabeth for ever"). Un autre des grands moments du livre.

Huit années séparent mes lectures des deux éditions de Jardins virtuels [2]. Entre-temps, la vie s'est chargée de brûler mes neurones et de me priver du temps nécessaire à une connaissance suffisante de la Science-Fiction du moment — sans parler du reste. En revanche, elle a fait de moi un parent : être incomplet en lui-même, qui tente de se réaliser dans sa progéniture — tout en sachant l'inanité du projet. Pour des raisons bassement personnelles [3], je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer que Denis — qui n'est pas, à ma connaissance, parent [4] — revient sur des questions de filiation, souvent avec une famille — dans les faits — monoparentale, au moins trois fois avec un enfant adopté. D'accord, ce n'est peut-être pas significatif : si on met en scène des protagonistes enfants ou ados, on peut penser qu'ils ont leurs parents — sur le dos ? Fécondation artificielle et mère porteuse, c'est dans l'air du temps — ou ça le fut —, et ça cadre bien avec l'atmosphère de refus du corps ; l'adoption à l'ancienne, ça nous renvoie plutôt à l'ordinaire des contes de fées — toujours vivant sous forme transformée dans la littérature pour la jeunesse. Ou dans la S.-F. ? Les critiques aiment faire les malins. Pour une fois, j'abandonne : je n'ai pas d'explication décisive pour la fréquence de l'adoption dans l'œuvre denisienne.

Mais vous avez bien compris que j'ai une conclusion décisive en ce qui concerne ce livre : vous devez en adopter un exemplaire. Pour sa richesse thématique, pour ses narrations presque toujours accrocheuses. Pour ses digressions philosophiques en plein milieu des récits d'action. Pour toutes les meilleures raisons que Philippe Paygnard vous a données. Et dites-vous que l'occasion risque de ne pas se représenter avant huit ans…

Notes

[1] Profitons-en pour féliciter l'éditeur sur ce point : les parutions originales de chaque texte sont clairement indiquées, et pour ceux qui comme moi s'y intéressent, c'est bien agréable.

[2] Le compte rendu sur la première édition se relit avec intérêt, même quand on en fut l'auteur !

[3] On consultera avec profit l'éditorial de KWS 26, novembre 1997.

[4] Et, de toute façon, la critique ne peut guère se baser sur la vie de l'auteur. Sur la vie du critique, par contre…

››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 16 & dans KWS 48.

››› Voir également l'éditorial du KWS 18.