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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 50 Forêts secrètes

Keep Watching the Skies! nº 50, janvier 2005

Francis Berthelot : Forêts secrètes

nouvelles fantastiques et de Fantasy

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chronique par Pascal J. Thomas

« Exquis, ma chère, tout simplement ex-quis ! » La comtesse s'interrompit un instant pour se saisir de la tasse de porcelaine, et tremper ses lèvres dans l'Earl Grey brûlant. « Et qui l'eût cru du jeune Francis ?

— Sans aucun doute, renchérit la marquise. Ses forêts, nous les attendions sinon foreuses, du moins moites, moussues et marécageuses. Mais quand bien même il “encule, il sacre, il pourfend, il déchire, et darde au fond du cul” (p. 105), c'est avec une telle fraîcheur désarmante…

— Vous lui faites trop d'honneur, mon amie. Il ne fait là que citer notre Donatien-Alphonse, votre pair ; mais quand il est relu par cette petite garce d'Alice, revenue des Merveilles, cela prend, il est vrai, une charmante dimension ! Du recyclage littéraire victorien. Ce que les salonards de nos jours baptisent d'un mot anglais, je ne sais plus trop lequel, stumpeak, peut-être ?

— Mais ne me dites pas que n'avez pas frémi un instant quand l'équarrisseur des bas quartiers “resserra […] la [main] droite sur la gorge du nobliau, lorsqu'il sentit les cartilages craquer sous sa poigne” ?

— Que voulez-vous, il faut bien assaisonner les contes sucrés d'un peu de fougue et un peu de foutre, ils en seraient sinon douceâtres, écœurants. Or force est de reconnaître qu'ici, le dosage des épices est parfait, l'œuvre d'un maître ! »

Laissons là ruelles et boudoirs. Forêts secrètes, le dernier recueil de Francis Berthelot, incorpore à son sommaire la novella "le Serpent à collerette"1, et en prolonge l'esprit : contes de fées décalés, écrits dans une langue d'une admirable pureté. Avec, en prime, une introduction de Joëlle Wintrebert, que je me garderai de relire pour ne pas la copier en guise de critique.

Alors, un Berthelot en dentelles, fait pour plaire à la bonne société ? Oui et non. Il y a ici de la légèreté, comme quand Alice revisite l'œuvre du Marquis de Sade, ou quand une coquille d'imprimerie donne d'insupportables doubles à Peter Pan et à la fée Clochette. C'est un humour grinçant, pourtant : en se dévergondant, Alice restitue sans doute quelque chose des pulsions enfouies de son oncle qui signait Lewis Carroll ; en se battant, Peter Paon et la fée Crochette incarnent l'horreur du xxe siècle.

Même dans ses contes les plus limpides, Berthelot introduit la violence, violence souvent issue du mal de vivre. Comme celui du pêcheur qui viole Mérélune — qu'il aurait pu apprivoiser. Ou l'involontaire dictature du peintre sur son sujet, en révolte contre le noir d'un tableau qui semble composé pour exploiter les quelques teintes encore disponibles pour le malheureux artiste. Dans "la Gantière et l'équarrisseur", on a un tableau plus classique de révolte sociale, à peine teinté de fantastique cette fois-ci.

Je ne reviendrai pas sur "le Serpent à collerette", texte envoûtant qui à lui seul vaut l'achat du volume — car il y en a un autre qui lui aussi, à lui seul, etc. : une seule solution, faire l'emplette de deux exemplaires. "Le Cœur à trois temps" est l'un des trois textes inédits du volume, et c'est une autre création de grande classe. Nous sommes ici à nouveau clairement dans le domaine de la Fantasy, d'où le classement un peu rude que j'ai appliqué au livre en en-tête de cette chronique ; je sais que Francis Berthelot se veut brouilleur de genres et passeur de frontières, et il l'est par son écriture et ses allusions ; mais la plupart des récits présentés ici sont situés dans un monde imaginaire, avec une dose de magie et des références au passé mythique des contes, ce qui en fait pour moi aussi clairement de la Fantasy que, disons les œuvres de T. H. White.

Dans le monde du "Cœur à trois temps", une minorité d'humains, les tierceux, présentent une particularité physiologique (un cœur qui bat sur trois temps au lieu de deux) qui se révèle lorsqu'un orchestre joue une danse spécifique, la kurzala, qui leur fait perdre le contrôle d'eux-mêmes. Ils sont alors rossés ou lapidés par la foule, et soumis à un ostracisme qui peut aller jusqu'au lynchage. Jean-Courlis, un garçon déjà en marge, se verra naturellement frappé par cette malédiction, et saura la transcender par son talent artistique. Le récit, ne le cachons pas, passe toutefois de l'initiatique au tragique. C'est beau — au-delà même de toutes les interprétations métaphoriques sur le droit à la différence qui viendront naturellement à l'esprit. Vous savez ce qui vous reste à faire. Et offrez-en à vos nièces, tiens.

Notes

  1. Et rend à peu près inutile l'achat du livre du même titre paru chez DreamPress.com. Pour un prix supérieur, ce joli opuscule n'offre en sus du texte qu'une introduction de Georges-Olivier de Châteauraynaud, qui disserte surtout sur l'introducteur, et sur le mouvement de la Nouvelle Fiction. Dur pour DreamPress.com, cela dit.