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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 50 Moon & Lune

Keep Watching the Skies! nº 50, janvier 2005

Ben Bova : Moonrise ~ Moonwar

romans de Science-Fiction inédits en français

Johan Heliot : la Lune n'est pas pour nous

roman de Science-Fiction

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chronique par Michel Tondellier

Deux auteurs issus d'aires culturelles aussi joliment variées que les États-Unis et la France se sont appropriés à travers le roman d'aventure science-fictif un objet commun : la Lune, conjugée, c'est selon, au futur antérieur ou au futur proche. D'une part, Ben Bova au milieu des années 1990, avec la série futuriste Moonbase, puis les deux opus de Johan Heliot depuis 2000, qui situe quant à lui le devenir de l'astre dans des variations de notre passé plus ou moins proches (second empire puis l'ascension d'Hitler au pouvoir à la veille d'une seconde guerre mondiale qui n'aura pas lieu). La lecture croisée de deux “séries” est stimulante car ce qui marque l'esprit, au-delà de l'intérêt pour un objet commun, la Lune comme point de mire, c'est moins ce qui lie les deux auteurs que ce qui les sépare. Voyons donc ce qui distingue l'aventure scientifique de Bova de l'aventure historique d'Heliot.

La Lune du xxie siècle de Bova est avant tout la vision d'un homme, Paul Stavenger, ancien astronaute et homme de couleur. Ce qui rend ce rêve possible tient à une brassée d'avancées technologiques que Bova présente comme probables : le voyage stratosphérique transcontinental en quarante-cinq minutes chrono et surtout le développement des nano-technologies. Quand Stavenger débarque à Moonbase, c'est avec le projet de prouver l'intérêt scientifique et surtout commercial de la base lunaire. En effet, après les efforts financiers consentis par les États, la recherche spatiale n'est plus soutenue que par des financements privés. Des trois bases lunaires qui apparaissent dans les deux ouvrages, seules celles financées par le secteur privé survivront, la troisième, celle issue d'une alliance russo-européenne, fermera ses portes. De fait la trame qui traverse les deux ouvrages de Bova est celle de la survie de Moonbase : les Stavenger sauront-ils convaincre les membres du comité d'entreprise de la Masterson que moonbase n'est pas qu'une danseuse des propriétaires de la firme mais bien une source de profit, quoiqu'à long terme. Notez que je dis les Stavenger car la saga s'étire sur deux générations et le rêve du père est partagé par le fils.

La Lune du camarade Heliot, fin xixe, sert dans un premier temps de geôle au pouvoir réactionnaire qui a réduit à néant les espoirs communards. La démesure de l'empereur, la résistance d'anciens communards permettront de réaliser sur l'astre Sélène une nouvelle Commune, utopie à plus d'une centaine de milliers de kilomètres de la Terre. L'utopie vit toujours et même prospère quelques dizaines d'années plus tard alors que sur Terre la situation ne s'arrange guère. Les Allemands ont remporté la première guerre mondiale, ils abandonnent Paris aux mains de l'Action française et dépouillent le pays de ses ressources, énergétiques notamment. Sans être spécialiste, l'argument scientifique d'Heliot semble à première vue moins probable que celui de Bova. Alors que le second compte largement sur les avancées de la nanotechnologie pour pérenniser les voyages spatiaux, l'exploitation des ressources lunaires et la résurrection des morts — ou presque —, le premier fait intervenir l'intelligence extraterrestre Ishkiss. De façon très opportune et avec beaucoup d'amabilité les Ishkiss mettent leur technologie à la disposition des lunatiques : les effets de la gravité ne sont pas déjoués comme chez Bova par des bottes dont on retire le lest au fur et à mesure que l'organisme s'accoutume à la faible gravité lunaire, mais par une symbiose avec un Ishkiss chargé d'adapter — en votre for intérieur — votre métabolisme à son nouvel environnement. Mais les conciliants Ishkiss se révèlent tout aussi utiles pour l'exploitation des fermes lunaires, le voyage spatial — les fameuses nefs qui avaient provoqué une jolie panique en s'accouplant à la Tour Eiffel dans le premier opus — et la médecine : les résurrections de Léo Malet dans le second volume. Alors que Bova excite notre sense of wonder avec des projections probables en termes de sciences dures, Heliot emprunte les chemins d'une autre discipline, ceux de l'Histoire, pour nous faire voyager. Le roman, et plus particulièrement le roman de Science-Fiction servira, avec des dosages variés, d'intermédiaire et de passeur entre ces deux sciences à pâte molle ou dure.

Au-delà de postulats et d'ambitions qui raviront diversement le lecteur selon ses horizons d'attente, ces agréables romans ne sont pas sans défauts. Ils partagent une certaine pauvreté des dialogues, rien d'éblouissant ni même parfois convaincant ni chez l'un ni chez l'autre. Les efforts méritoires d'Heliot pour coller au vocabulaire d'époque pouvant même parfois agacer dans des dialogues précieux et des descriptions parfois pompeuses. Les concours de jurons de Bova et les traits d'esprit de Carette ne suffisent pas à soutenir l'ensemble de ces récits. Ce qui manque aux deux récits c'est finalement de la densité narrative. Bova tire péniblement à la ligne avec des intrigues psychologisantes dont il semble avoir la recette. Les gentils sont indéniablement gentils et sains d'esprit même si parfois déchirés, les méchants sont mauvais dès la première lettre, toujours torturés et systématiquement cinglés. Ces longs développements ne parviennent pas à masquer l'aspect platement binaire des caractères. Cela dit, Bova reste un bon faiseur, il sait entretenir son suspens et une fois accroché, on renâcle à lâcher un de ses bouquins. Bova parvient à rendre crédible ce qu'il nous donne à voir de notre futur — mais pas qui il nous donne à voir, il excite la désirabilité. La force des récits d'Heliot réside ailleurs — et d'autres l'ont sans doute déjà souligné, le plaisir vient des images convoquées par l'auteur, j'ai cité plus tôt ce Berlin improbable, je ne détaille pas le jubilatoire duel aérien entre un Göring drogué jusqu'aux yeux engoncé dans l'habitacle d'un prototype de soucoupe volante et Von Stroheim — oui, celui de la Grande illusion — dans une aile volante rouge vif… Et ceci n'est qu'un avant-goût d'un feu d'artifice délirant qui n'a pas grand-chose à envier au duel à peine évoqué opposant Napoléon III à Andrieux dans la Lune seule le sait. Heliot manie avec bonheur ce ressort de l'uchronie, à savoir les retrouvailles entre le lecteur et une galerie de personnages plus ou moins connus et attendus, plus ou moins hauts en couleur, plus ou moins décalés. Mais pour être complets, il manque aux mondes et aux personnages d'Heliot cette épaisseur dans les joutes idéologiques et la description techniques que l'on trouve dans les bouquins de Ken MacLeod, dont les récits, bien que situés sur des registres différents, se jouent eux aussi sur des scènes hautement politisées. C'est probablement l'une des limites de l'uchronie d'Heliot, à convoquer les grands hommes de l'Histoire, comment les faire sortir de costards que les apologistes ont déjà taillé bigger than life ? S'il réussit parfaitement avec des personnages historiques secondaires, Heliot se montre nettement moins convaincant avec les étoiles de premier plan. Comment gérer la carrière des grands hommes ? La gestion, toute romancée qu'elle soit, du patrimoine historique n'est pas sans poser quelques difficultés.

On a vu plus tôt que les auteurs divergeaient quant aux sources de leurs imaginaires respectifs, au-delà de ce trait distinctif, ce qui semble également les opposer relève de la philosophie politique. Avant d'être une “nouvelle frontière” pour l'humanité, la Lune de Bova est avant tout le théâtre de l'accomplissement des Stavenger père et fils. Alors que la planète croule sous les problèmes (surpopulation, inégalités sociales, pollution, manque de ressources), les États sacrifient l'aventure spatiale, trop coûteuse, qui seule aurait pu sortir l'humanité de l'impasse à laquelle elle est réduite. Le dernier espoir repose donc aux mains de l'initiative privée, l'entreprise Masterson, qui maintient à grands frais des infrastructures extraterrestres permettant des recherches en micro-gravité, mais dont les applications commerciales tardent à venir. Le conseil d'administration, en manque de profits, menace de réduire les dépenses. C'est compter sans la persévérance et l'astuce des Stavenger qui trouveront toujours in extremis un intérêt financier au maintien de la base lunaire : écrans muraux extra-fins, clipperships en diamant et surtout nanotechnologie. Car la nanotechnologie est vitale à la base lunaire, c'est elle qui permet l'exploitation du regolite, sa transformation en panneaux solaires notamment, mais aussi la construction de la base elle-même. Bien dressées, les nano-machines sont capables de tout, même de tuer. Là aussi quelques images fortes : ce lunatique à la surface de la Lune dont le scaphandre est rongé par les nano-machines. Mais la recherche en nanotechnologie est menacée sur Terre, les foules s'élèvent contre le caractère potentiellement dangereux — imaginez les effets de la prolifération incontrôlée de nano-machines programmées pour recycler toute forme carbonée, y compris humaine — et les inégalités sociales qui pourraient en découler. En gros, la santé et une vie prolongées au seul bénéfice de ceux pouvant s'offrir les traitements. Les masses grondent, et alors que les laboratoires terrestres sont saccagés par la foule, les pays légifèrent contre la nanotechnologie. Dépendante de ces technologies, la Lune résiste de facto aux législations terrestres pour survivre. La tension entre les pouvoirs terrestres et la base lunaire, dans Moonwar, provoque la proclamation d'indépendance de la base lunaire pour échapper au joug de l'ONU. Aux yeux des terriens, la Lune serait donc devenue le repaire d'une cabale de capitalistes qui se placent au-dessus des lois pour profiter égoïstement d'une technologie qui potentiellement dangereuse pour la Terre entière. On retrouve, de façon assez frappante, chez Heliot un reflet polarisé de cette situation. Bien sûr, Bova va s'évertuer à nous convaincre que tout n'est pas si noir : l'acharnement des Stavenger doit certes à une fascination congénitale pour la Lune mais aussi à leur croyance invétérée que le monde court à sa perte s'il continue de glisser sur cette pente sans s'ouvrir de “nouvelles frontières”. Aux masses démocratiques mais obscurantistes des nano-luddites terriens s'oppose la clairvoyance de l'entreprise lunaire.

Ce qui étonne chez Bova c'est finalement la quasi-absence de contrôle collectif de l'action. Toutes les instances sont tenues par des personnalités fortes et quand les décisions sont collégiales (comme en conseil d'administration de Masterson), la conduite collective n'est guidée sur Terre que par l'intérêt pécuniaire. Les masses sont quant à elles abusées, hors jeu, aux mains de manipulateurs fanatisés ou revanchards. La fibre sociale qu'on croit déceler chez l'auteur quand il décrit les réactions hostiles aux nanotechnologies s'évapore rapidement : les foules, manipulées, sont obscurantistes. À tout cela s'opposent la vision et l'ingéniosité des Stavenger (et de quelques proches). Le caractère ploutocrate de l'affaire ne gène pas trop Bova, qui décrit finalement comment un riche parvenu et un fils de riche parvenu transforment l'humanité d'abord grâce à leur maîtrise des mécanismes du marché économique, des astuces démocratiques et enfin de l'art de la guerre. Le libéralisme et l'esprit d'entreprise ne sont pas toujours viciés, ils peuvent aussi avoir des héros. C'est l'intérêt des récits de Bova que d'essayer d'anticiper ce qui pourrait se passer dans un futur relativement proche sur la base de la donne économico-socialo-politique contemporaine. Les firmes ont le pouvoir, mais quelles utopies peuvent apparaître ? Après tout le jeune Engels le disait lui-même, tous les bourgeois ne sont pas complètement pourris. Auteur libéral ou “avocat du diable” ? Reste que les récits qui donnent corps à la thèse libéralo-humaniste de Bova semblent tout de même cousus de fil blanc. Cette somme de “si” élabore une construction assez improbable.

La vision d'Heliot est plus pessimiste. Sans aller jusqu'à brosser un revival sanguinolent de la Commune de Paris façon Ayerdhal (Parleur ou les Chroniques d'un rêve enclavé), les héros d'Heliot ne disposent finalement que de peu de marge de manœuvre : quelques morceaux de bravoure mais surtout résistance désespérée et fuite sont à l'agenda. Le livre emprunte la forme d'un roman d'espionnage où les sélénites cherchent à connaître et contrecarrer le projet d'invasion de grande envergure préparé par les forces nazies. C'est l'occasion pour Heliot de revisiter, en les détaillant par le menu, la panoplie des fantasmagories et armes secrètes du Reich, activité à laquelle il s'adonne avec un bonheur qui ravira les amateurs. Le titre de l'ouvrage est à ce titre explicite, la Lune ne suffira pas à protéger la Terre de la folie humaine, il faudra aller voir ailleurs. Le monde tel que nous le connaissons n'a pas d'avenir, ses développements technologiques se retournent systématiquement contre les êtres humains. Comme chez Bova l'espoir réside dans les étoiles, mais chez Heliot, contrairement à l'américain, la rupture avec l'humanité semble ici consommée.

De façon toute rhétorique, la lecture comparative des deux ouvrages peut finalement nous amener à nous poser la question suivante : l'optimisme libéral du futur d'un Bova est-il plus désirable que le pessimisme anarcho-communiste d'un Heliot ?

Le lien entre politique et technique diverge considérablement chez les deux auteurs : chez Bova le politique peut encore sauver la technique tandis qu'Heliot met en scène l'opus final de la trahison de la raison, la technique mène à la corruption et seule une technologie extraterrestre permettra la survie d'une minorité d'élus (de gauche). Alors qu'Heliot revisite via quelques trajectoires historiques manquées une utopie communiste ou libertaire, Bova, en s'appuyant sur des développements scientifiques proches et l'emprise de l'économie de marché spécule sur ce qu'il présente comme une utopie libérale humaniste.

L'entente de nos deux auteurs sur constat commun, la planète est un cul-de-sac pour la population terrienne qui s'y piège elle-même, nous ramène à nos spéculations : si le monde est condamné, quelles sont les probabilités de nous voir sauvés par l'avènement d'un libéralisme héroïque ou d'une intervention extraterrestre amicale ? Le lecteur sceptique n'aura plus qu'à espérer que des auteurs feront prochainement de la Lune le théâtre d'espoirs moins improbables…

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