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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 51 Fiction

Keep Watching the Skies! nº 51, septembre 2005

André François Ruaud : Fiction : 1, février 2005

revue de Science-Fiction et de Fantastique

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chronique par Pascal J. Thomas

Faire revivre un mythe, voilà une entreprise qui, pour évidente qu'elle puisse paraître, ne manque pas de hardiesse. Avec cette première livraison, datée du printemps 2005, André François Ruaud ne ressuscite pas seulement une édition de la revue américaine the Magazine of fantasy and science fiction, toujours vivante, toujours d'une haute qualité littéraire — même si désormais réduite à un statut mineur sur l'échiquier de l'édition commerciale de S.-F. américaine ; il aspire — au-delà du clin d'œil nostalgique que constitue l'adoption pour son titre du lettrage d'origine de 1953 — à retrouver l'audace et les qualités d'initiatrice de la revue française Fiction.

On le sent dans le graphisme. Bel objet, plus gros qu'un numéro de revue, et qui se paie plus cher. Interludes et photos intérieures qui se placent dans l'atmosphère d'“étrange”, au-delà des strictes catégories de la S.-F. ou du Fantastique, qu'affectionnait le Fiction des origines. Maquette soignée, recherche de polices de caractères, dualité entre fictions sur une colonne et articles sur deux colonnes (autre clin d'œil !), c'est de la belle ouvrage1.

Passons à l'essentiel, le contenu. Cinq articles, douze nouvelles, plus un portfolio et quelques fragments plus petits qui permettront à tout un chacun de remettre mes comptes en question. Pas, ou peu, de rubriques ; la chronique littéraire est tenue toute par Francis Valéry, sous la forme d'un article passant en revue un choix hautement personnel de quelques livres. Sinon, deux pièces sur Le Guin, deux sur Jules Verne, en rapport avec les textes publiés. Je détacherai du lot la très documentée "Histoire des études verniennes" de Jean-Michel Margot, le reste étant honorable, et toujours excellemment écrit.

Le vif du sujet, toutefois, ce sont les textes de fiction. Malgré le centenaire, malgré le portfolio, je vous rassure : Fiction n'a pas exhumé d'inédit de Verne. Mais un inédit du bien vivant Aguilera, qui ressuscite Verne dans un univers truqué. Sympathique, mais moins inventif que Sean McMullen, dont le "Jusqu'à la pleine lune" joue à fond le jeu de la S.-F. tout en renouvelant la thématique du voyage dans le temps. Un auteur astucieux, qu'il faudra découvrir encore.

Ursula K. Le Guin n'a plus besoin d'être découverte, elle est un des repères dans notre paysage. Et continue de publier régulièrement des nouvelles situées dans le cadre général de l'Ékumen, situées le plus souvent sur des mondes à la technologie peu développée, éventuellement observées par des envoyés de la civilisation interstellaire. Je crains toujours, en abordant les textes de Mamie Kroeber, de déglutir une grande bolée de tisane tiède. Et suis, une fois de plus, agréablement détrompé ; si "Solitude" est parfois pesant dans son allégorie du fossé social entre les sexes, "l'Anniversaire du monde" est poignant et raconté avec ruse. On a beau être envahi de déjà-vu, on ne peut, finalement, résister à son art du récit.

Il faut faire une place spéciale à la fonction de découvreur d'une revue — ici, sa quote-part d'auteurs français (et plus particulièrement lyonnais, et pourquoi pas ?). Quatre textes ici. Alex Nikolavitch donne un récit court qui me laisse une impression de fragment, qui promet sans tenir (Henri Verne en tirerait un cycle entier, et pesant, de romans de Bob Morane). Roland Fuentes œuvre dans l'humour. J'ai eu du mal à le suivre. Maire-Pierre Najman, avec "Échos", nous installe dans une ambiance surprenante, aux marges de notre société (ou d'une autre ?). Là encore, je n'ai pas eu un sentiment de conclusion. Mais respectons les choix de l'auteur, qui trouvera sûrement des lecteurs plus adaptés que moi. Jean-Jacques Régnier enfin abat à la fois les cartes de la S.-F. classique, ambiance Sheckley ou Varley, disons, et celles de la satire. Et son "Charge utile" est, dans ce domaine, une réussite totale.

J'ai gardé pour la fin deux textes d'auteurs américains un peu marginaux, rangés dans la catégorie “humour”, faute de mieux. Steven Utley, avec "un Palimpseste paléozoïque", délire superbe sur lequel je m'étends dans ma chronique de Fantasy & Science Fiction, dans ce même numéro de KWS ; et Terry Bisson, qui sous couvert d'un texte de Fantasy décalé nous donne un exemple de ce que le genre peut faire de mieux au niveau émotif. Une tragédie transfigurée. Il faut lire "Presque chez soi" (restitution un peu pauvre du titre d'origine, "Almost home", tant idiomatique et polysémique qu'il défie toute traduction).

Bilan largement positif, donc. Une surprise : que la S.-F. — certes décalée — se taille la part du lion dans ce numéro, quand on connaît les goûts d'André François Ruaud, et quand on lit l'éditorial qui annonce « une revue ouverte » aux « vastes territoires du rêve » (je recouds des fragments de citation, mais ne pense pas trahir l'esprit du texte). Certes, "Création" de Jeffrey Ford est du Fantastique pur, et "le Bretteur qui n'était pas la mort" d'Ellen Kushner, de la Fantasy (quoique… ça pourrait être du roman historique de cape et d'épée, sans grandes modifications), et certes, je n'en ai pas parlé jusqu'ici parce qu'ils m'ont moins marqué, et on y verra, avec raison sans doute, un signe de mes propres goûts, qui privilégient la Science-Fiction. Toutefois, restent bien huit textes qui relèvent de la S.-F. plus que de quoi que ce soit d'autre. Et sans trahir l'intention de rêve et d'ouverture. Je choisis d'y voir un signe que les ressources de la vieille mamie S.-F. ne sont pas aussi épuisées qu'un coup d'œil en diagonale au paysage éditorial pourrait le faire croire. Tous mes vœux de longue vie et prospérité, donc, au nouveau Fiction.

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Notes

  1. Un tout petit regret, toutefois : le manque d'attention porté à la correction orthographique. Je ne parle pas de celle concernant la forme normalisée de chaque mot, mais de celle qui touche à la grammaire (plus difficile car moins mécanisable). Ma gêne est personnelle, car liée à ma piètre appréhension du français ; quelqu'un qui parle la langue avec un naturel parfait saisira immédiatement le sens d'un énoncé à partir d'une transcription phonétiquement fidèle, alors qu'en ce qui me concerne, incapable de prononcer le français correctement, je me repose sur le code graphique pour en tirer la compréhension. Ainsi ai-je dû désespérément relire la phrase suivante pour arriver à savoir ce qu'elle signifiait : « Ceux qui nous avaient vus lui dire de prendre la rue du nord-est » (p. 102). La fin de la phrase manque, me suis-je dit, avant de me rendre compte que si on écrivait dirent, la syntaxe du tout était radicalement modifiée, et la phrase complète. Comme signalé plus haut, pour les Français de souche, la gêne ne sera qu'esthétique et non cognitive, mais je pense qu'il existe suffisamment de lecteurs comme moi pour qu'on puisse leur manifester quelques égards…