Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 53 le Chevalier

Keep Watching the Skies! nº 53, mai 2006

Gene Wolfe : le Chevalier (le Chevalier-mage – 1)

(the Knight)

roman de Fantasy

 chercher ce livre sur amazon.fr

chronique par Pascal J. Thomas

Calmann-Lévy s'était retirée de la Science-Fiction il y a bien longtemps (près de vingt ans) avec la disparition de la collection "Dimensions SF". La voici de retour avec une collection de Fantasy, ce qui n'est pas faire preuve d'une audace particulière ; mais quand on repère les noms de John C. Wright et Gene Wolfe parmi les trois premières livraisons, on est en droit de dresser l'oreille.

Il y a sept mondes, empilés comme les couches d'un mille-feuille. Passez quelques jours dans un monde inférieur, et ses habitants vous considéreront comme une sorte de dieu ; mais à votre retour dans votre monde d'origine, des années se seront écoulées. Et aucun de ces mondes, gorgés de magie et de seigneurs, n'est notre monde d'automobiles et d'ordinateurs.

Le protagoniste et narrateur du Chevalier, pourtant, est un adolescent américain bien contemporain qui se retrouve projeté dans le monde moyenâgeux de Mythgarthr. Il se veut chevalier, et prend le nom de Messire Able du Grand Cœur. Sa rencontre avec une déesse d'Aelfrie (sorte d'elfe, donc) fait de lui un colosse redoutable, mais toujours naïf et ignorant des coutumes du monde où il se trouve. Et lancé dans une quête passionnelle, qui n'admet aucune compromission. Ce qui ne l'empêche pas, en héros wolfien typique, de personnifier la raison dans ses interactions avec la plupart des autres personnages.

Il est temps, à ce sujet, de dire un mot de la voix narrative bien particulière que Wolfe a mise au point. Sans que ce soit devenu un procédé : si le questionnement sur la mémoire et sur l'identité est constant, il en joue des variations, parfois éblouissantes, dans presque chaque œuvre nouvelle, chaque cycle nouveau, dirons-nous, qu'il nous livre — et ses nouvelles sont souvent d'une autre trempe encore.

Constante aussi est la volonté de faire travailler le lecteur, de ne pas lui livrer sur un plateau la compréhension de l'intrigue. Dans Soldat des brumes, on avait droit à un narrateur amnésique, à l'esprit effacé par chaque nuit de sommeil. Dans Peace ou dans le cycle the Book of the Short Sun1, l'ordre chronologique est bouleversé. Rien d'aussi radical ici. Le narrateur — qui est censé écrire une lettre à son frère resté en Amérique — se permet bien quelques allusions à des époques en avance sur le fil de son récit, mais elles restent au niveau de la taquinerie. Par contre, son récit se permet de fréquentes ellipses, sollicitant notre mémoire et notre attention ; si le récit ne répond pas immédiatement aux questions que nous nous posons sur le déroulement des événements, on sait que les pages suivantes nous livrerons la clé. Et voilà pour la mémoire. L'identité, elle, est mise en question par le changement physique que connaît Able, les transformations que se permettent les êtres magiques qui l'entourent, et l'imprécision avec laquelle il nomme parfois des personnes qu'il connaît mal — là encore, rien de radical si on compare à la Cinquième tête de Cerbère. Comme Horn dans the Book of the Short Sun, Able nous démontre qu'il est, lui, capable de reconstituer toute l'information nécessaire à partir de données incomplètes, en menant des dialogues sherlockiens avec les gens qui lui font face.

Tout cela participant d'une toute-puissance d'Able (“capable”) qui finit par me mettre mal à l'aise. Comme Horn, et Severian2 dans une moindre mesure, il est l'objet des attentions amoureuses d'une bonne partie des femmes qu'il rencontre (humaines ou non, au demeurant). Comme bien des narrateurs wolfiens, il s'exprime de façon choisie, parfois sournoise, tout en démêlant les dissimulations de ses antagonistes. Et finalement, sa carrure et ses dons naturels pour les armes lui permettent une supériorité étonnante au combat — sans compter Gylf, un chien surnaturel qui l'adopte comme maître. Bref, nous suivons un surhomme, et j'ai fini par m'inquiéter de ce que sa force invincible, et utilisée en toute bonne conscience, ne l'amène jamais à commettre des actes qu'il pourrait regretter. Puis je me suis rendu compte que les livres, quand tout est dit, sont des miroirs du lecteur. Et que si je reprochais à un livre de ne pas avertir ses lecteurs du danger de l'abus de leur propre pouvoir, c'est que je me sais assez intrinsèquement méchant pour abuser du pouvoir que je pourrais détenir. Le sympathique lecteur équilibré n'aura rien à craindre.

Peut-être n'ai-je pas eu avec ce roman mon comptant de méchanceté ; quelques exemples d'acteurs/metteurs en scène de théâtre — certes marginaux, à la mesure de ma piètre connaissance de l'art dramatique — m'ont fait prendre conscience de leur propension à se donner à eux-mêmes le rôle du Diable, ou du grand méchant de l'histoire. Celui, probablement, qui leur donne l'occasion d'en faire le maximum dans leur domaine. Rapprochement fortuit : il n'y a dans ce roman de Wolfe aucun “méchant” qui ait de la substance, aucun Antagoniste digne de ce nom. Wolfe peut faire de la Fantasy accessible, il n'en refusera pas moins de se livrer aux conventions les plus faciles du roman d'aventure. Au contraire, monstres, bandits, ou paysans déloyaux seront de préférence convertis, ramenés à la raison par Able qui, dans bien des cas les prendra sous sa protection (le cas le plus extraordinaire étant celui d'Org, le pauvre ogre).

Le Chevalier est un livre prenant et agréable. Trop prenant pour un livre qui, vous vous en doutez, s'arrête au milieu de tout en attendant le deuxième tome. Mais assez prenant, je l'espère, pour faire découvrir Wolfe à un plus large public.

Notes

  1. On Blue's waters, In Green's jungles & Return to the Whorl.
  2. Le protagoniste du cycle de Teur, l'Ombre du bourreau et ses suites.