Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 53 the Confusion

Keep Watching the Skies! nº 53, mai 2006

Neal Stephenson : the Confusion (the Baroque cycle – 2)

roman historique inédit en français

 chercher ce livre sur amazon.fr

chronique par Pascal J. Thomas

J'écris des histoires de pirates, mais ne m'appelez pas Robert Louis… Ce tiers central du Cycle baroque, après Quicksilver, donne la vedette aux aventures maritimes. C'est toujours l'argent qui mène le monde par le bout du nez, mais pour l'acquérir, il faut l'aller chercher là où il est créé : sur les routes océaniques où se nouent les courants d'échange du commerce mondial. Que l'on participe à ce commerce, ou que l'on vive à ses dépens par le biais de la piraterie. Les deux, le plus souvent.

Aventures, et aventuriers. Au centre du livre (deux livres entrelacés, si on en croit l'auteur, qui n'interagissent que de loi), les deux personnages les plus picaresques du volume précédent, Jack Shaftoe, Roi des Vagabonds, et Eliza, duchesse de Qwghlm, dite De La Zeur (et bientôt D'Arcachon1. La première évolue au sein d'intrigues de cour qu'au premier coup d'œil on méprendra pour dumassiennes : amante recherchée, correspondante infatigable (en code ; mais l'aspect cryptographique repasse à l'arrière-plan de ce deuxième volume), ambassadrice et agent double. Aussi à l'aise, cela dit, avec les têtes couronnées, leur entourage et leurs héritiers, qu'avec Jean Bart, corsaire hors pair, ou Bob Shaftoe (le frère de Jack, qui exerce ses talents de combattant dans une armée régulière). Eliza rencontrera à nouveau, naturellement, le docteur Leibnitz, et aussi Isaac Newton, même si ce dernier, ayant d'autres préférences, ne peut que rester insensible à ses charmes.

Stephenson n'oublie pas qu'il est auteur de S.-F. Le substrat physique et biologique de son monde le passionne toujours. Et devrait passionner ses lecteurs. C'est au moins le cas que celui qui vous parle. Nous avons ainsi droit à des pages de description amoureuse de la métallurgie pré-industrielle de la côte des Malabars — mais aussi à des précisions pas forcément ragoûtantes sur le modus operandi de la petite vérole.

Que fait pendant ce temps Jack Shaftoe ? Nous l'avions laissé, à la fin du premier volume, galérien au fond d'une cale de pirates barbaresques. Nous le retrouvons à Alger, esclave toujours, mais membre d'une cabale de prisonniers suffisamment dégourdis pour enrôler la coopération de quelques-uns de leurs maîtres dans une fantastique opération de piraterie : le vol de la cargaison d'un galion chargé d'argent illégalement soustrait par le vice-roi du Mexique à son légitime souverain. Si Shaftoe est à moitié fou — et prisé pour cette folie, qui fait de lui un combattant imprévisible et redoutable —, il y a parmi ses compagnons des gens plus fous que lui ; comme Jeronimo, un noble espagnol dont le nom complet occupe une demi-douzaine de lignes et qui, frappé du syndrome de Tourette, ne peut s'empêcher de jurer abominablement et de raconter d'interminables histoires ; et d'autres d'une grande culture, et aux origines les plus diverses : de Moshe, le Juif à moitié amérindien, à Gabriel Goto, le Jésuite japonais, on balaye l'essentiel du monde de l'époque. Et le monde, Jack va le voir : les conséquences imprévues de ses projets vont lui en faire faire le tour, au bout, certes, d'un respectable nombre d'années.

Alors, roman de cape et d'épée ? Oui et non. Les intrigues de ceux-là nous tiennent en haleine parce que nous nous attachons au sort des protagonistes — leur bien-être physique ou sentimental. Or, si Eliza répond à toutes les spécifications d'une admirable héroïne de cape et d'épée, son pendant masculin, Half-Cocked Jack2, est privé pour des raisons grossièrement physiques de la moindre satisfaction sexuelle, et se rend compte à ses dépens que cela peut avoir un impact sur sa vie sentimentale. Quant à la préservation de ce qui reste de son intégrité physique, elle semble — au vu des situations dans lesquelles il se fourre — constituer le cadet de ses soucis.

Sans vouloir me risquer à une théorie de la sublimation, constatons que la logorrhée de Stephenson, qui n'a parfois rien à envier à celle de Jeronimo (les descriptions hyperboliques qui s'étendent sur une page ou deux sont chose fréquente), s'investit dans des sujets que le roman de cape et d'épée, ou même le roman historique du tout-venant, laisse souvent de côté : les soubassements économiques du monde qu'il décrit. Et on retrouve là l'esprit de la S.-F., l'enthousiasme pour la technique. Le portrait passionné de chaque boulon de l'astronef. Bon, de chaque tronc d'arbre qui a servi à bâtir les mâts du voilier — et on ne rigole pas, là ! Et voilà pourquoi, même s'il abandonne la S.-F. et force le trait dans les procédés d'écriture, je craque toujours pour Stephenson.

Notes

  1. Arcachon, me direz-vous, n'existait pas à l'époque de Louis XIV. Il y a une bonne raison à cela, que m'a expliquée l'auteur en privé : il a choisi le nom d'un lieu qui n'apparaissait pas sur les cartes au xviie siècle, pour ne pas risquer de donner un rôle de premier plan à une famille noble qui aurait réellement existé…
  2. Jeannot Demi-Bite.