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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 53 éditorial

Keep Watching the Skies! nº 53, mai 2006

Éditorial : ne faites pas tant d'Histoire !

par Pascal J. Thomas

Quelques fois, l'éditorial de KWS présente un vague rapport avec le contenu du numéro. Quelques fois, j'ai pitié du malheureux — et valeureux — lecteur de KWS. Qui doit se dire cette fois-ci, parodiant Jacques Chancel : « Et la S.-F., dans tout ça ? ». Que signifie ce déferlement de chroniques de romans historiques, là où nous faisions confiance à notre rédac-chef pour fourrez son nez exclusivement — ou presque — dans la romance du futur ?

“Historiques”, me direz-vous, pourrait se référer à la couche de poussière qui enrobe amoureusement une bonne proportion de ces articles. Et, à la faveur de l'habituel retard du numéro1, pendant que P.J.T. glandait, pensera-t-on, Éric Vial castorait, et, déformation professionnelle aidant, ceci explique cela. Las, dois-je souligner, tandis qu'Éric lisait pour vous Roger Zelazny, Joe Haldeman ou Poul Anderson, je me plongeais dans une série de Fantasy pleine de chevaliers de Gene Wolfe — pendant que notre ami Philippe Paygnard découvrait les chevaliers japonais sous la plume de Thomas Day —, et dans des romans de Neal Stephenson et Joëlle Wintrebert qui n'ont même pas l'excuse de l'argument fantastique.

Comment en sommes-nous arrivés là ? En suivant des auteurs que nous aimons, certes. Et la pente naturelle d'une bonne partie du genre que nous pratiquons, qui — j'en ai parlé dans un autre éditorial — s'est fatiguée de regarder vers le futur pour se tourner vers le passé — avec parfois l'excuse de regarder sur le côté : voir l'étonnant et réjouissant développement de l'uchronie depuis vingt ans. Avec un paquet d'excuses bien connues : un des plaisirs majeurs de la S.-F. est de construire des sociétés et de les regarder évoluer, souvent sous l'effet de massifs coups de boutoir (découvertes scientifiques inattendues, invasions étrangères, ingestion massive de religions hallucinogènes, que sais-je). Les modèles sont à chercher dans l'Histoire, je ne vous referai pas la leçon sur Asimov singeant Gibbons, mais plus près de nous, Charles Stross recase les Empires centraux du xixe siècle sur un système stellaire éloigné. Et au bout d'un moment on peut s'apercevoir que l'Histoire ne se laisse pas facilement dépasser ou améliorer. Et on se laisse enivrer par les fleurs vénéneuses du réalisme.

L'uchronie est une échappatoire ; on peut y recycler une quantité arbitraire de documentation totalement sérieuse, tout en jouant encore le grand jeu du devenir des sociétés — voire en le jouant au niveau virtuel, avec le sous-genre de l'“Histoire secrète”, dont un prototype est le Nom de la Rose. Mais le pas de côté vers l'uchronie personnelle (celle qui ne met en jeu que le destin d'un ou plusieurs personnages qui n'ont pas de rôle historique) est vite franchi. Et finalement, pourquoi ne pas employer sa puissance imaginative à la création de personnages qui viennent s'inscrire dans les failles nécessaires de notre connaissance du passé ? Quitte, d'ailleurs, à leur attribuer un rôle assez important pour côtoyer les puissants de l'époque, et tordre quelque peu le cou à la convention du respect des faits historiques connus (pendant du supposé respect de la S.-F. pour les faits scientifiques connus).

On a basculé. Je ne m'en plains pas. D'abord parce que le roman historique reste frontalier de la conjecture rationnelle chère au regretté Pierre Versins ; et si la Fantasy, qui projette sur le monde, sous forme de surnaturel, l'irrationnel qui sommeille en nous, est une source de plaisir littéraire à ne pas écarter d'emblée, ma subjectivité me fera toujours préférer le côté rationnel. Ensuite parce que les auteurs de S.-F. qui travaillent dans le roman historique — souvenez-vous de James Blish avec Doctor Mirabilis — gardent, même à haute dilution, quelque chose comme une “mémoire de la S.-F.” : Neal Stephenson, au-delà de personnages certes hauts en couleurs, s'attache à raconter l'histoire de l'argent, et des divers raffinements financiers peu à peu inventés par le monde du commerce ; et Wintrebert place son action dans un lieu et une époque tellement peu documentés qu'elle est libre d'en faire une fable féministe — sans morale imposée, je m'empresse de le préciser.

Se piquant au jeu, Éric Vial m'a envoyé des chroniques sur des livres aussi bien de la plume d'auteurs connus pour leur S.-F. en vadrouille au pays des sagas (Poul Anderson) que de littératurants fourrant leur nez dans l'Histoire de la science (Per Olov Enquist).

Mais, de ça, de là, avec un peu d'attention, vous trouverez encore dans ce numéro des chroniques d'ouvrages relevant honnêtement de la S.-F. ou du Fantastique. Et le prochain numéro de KWS reviendra à de plus habituels pâturages, promis.

P.S. : si vous voulez lire des choses plus sérieuses que cet éditorial sur les rapports entre Histoire et S.-F., on peut vous conseiller l'ouvrage d'Éric Henriet l'Histoire revisitée, essai sur l'uchronie, et les actes du colloque la Science-Fiction dans l'Histoire, l'Histoire dans la Science-Fiction tenu à Nice les 10-11-12 mars 2005, publiés par la revue Cycnos, numéro 22, volumes 1 et 2.

Notes

  1. Méfiez-vous, soit dit en passant ; maintenant, j'ai plein de stock, et le prochain KWS pourrait bien sortir plus tôt qu'on ne le croirait.