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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 54 Occidente

Keep Watching the Skies! nº 54, juillet 2006

Mario Farneti : Occidente

roman de Science-Fiction inédit en français

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chronique par Éric Vial

Édition revue en 2001 d'un roman paru l'année précédente, il y a donc plus d'un lustre, ce volume italien ne serait certes plus d'actualité, même pour un fanzine peu tenu à suivre les dernières rosées, s'il n'était le point de départ de toute une série, avec en 2003 Attacco all'Occidente, puis en 2006 Nuovo Impero d'Occidente, lequel joue d'ailleurs sur les marges de l'uchronie et de l'anticipation, puisqu'il est supposé se dérouler en 2012, dans l'univers uchronique des précédents volumes, le mélange ne me semblant pas si fréquent. S'y ajoute, également datée de 2006, une version en bande dessinée, gli Albi di Occidente pour lequel se sont ajoutés à l'auteur Piero Viola, Claudio Valenti, Claudio Iemmola et Andrea Fiorentini, le premier opus semblant intitulé Terza guerra mondiale.

Cela peut laisser supposer un certain succès, cela indique en tout cas une forte pérennité. D'où la légitimité de l'envie d'aller y voir d'un peu plus près. On peut ajouter qu'en tant qu'historien travaillant sur l'Italie, surtout sur l'antifascisme mais forcément par contrecoup sur le fascisme, je n'ai pas été déçu : c'est un festival. Ce qui, d'un autre point de vue, n'est peut-être pas un compliment.

Autant préciser tout de suite que ce n'est pas le point de divergence qui est en cause : après tout, Mussolini aurait en théorie fort bien pu, comme Franco, se tenir en dehors de la seconde guerre mondiale, et il s'en serait évidemment mieux sorti que dans la réalité. En multipliant les points de divergence apparemment peu liés entre eux, on peut même imaginer que l'attentat des généraux contre Hitler ait réussi, et qu'une troisième guerre mondiale ait été déclenchée par l'expansionnisme stalinien. Sur ce dernier point, on peut se demander si, entre les destructions du round précédent et la digestion des annexions et satellisations qui en ont découlé, le pays était en état de se lancer dans ce genre d'opération. Même s'il avait tout intérêt à le faire croire, et n'y a guère manqué dans notre réalité. Même si, aussi, on ne peut exclure une stratégie de fuite en avant de la part de Staline.

Mais en prime, cette troisième guerre mondiale a été gagnée grâce à l'armée italienne. Ce qui supposerait, non pas les qualités individuelles que la tradition française, surtout côté septentrionaux et réactionnaires, refuse aux Transalpins depuis le Moyen-Âge, qualités existant par ailleurs tout à fait d'après le témoignage d'observateurs compétents, de David Lloyd George à Erwin Rommel, mais plutôt un commandement plus soucieux d'efficacité que de privilèges hiérarchiques, un équipement destiné à servir aux soldats et non à procurer des bénéfices à des entreprises bien en cour, dont celle de la famille de la maîtresse de Mussolini, et quelques autres conditions assez peu remplies dans notre réalité. Tant pis pour ces broutilles, dans l'univers de Farneti ce sont même des Italiens à qui revient en 1948 l'honneur d'arrêter Staline, caché dans son Caucase1.

Et leurs volontaires jouent ensuite un rôle fondamental pour éviter aux Américains une déconfiture au Việt Nam. L'alliance n'a pas été évidente à conclure, mais elle a été rendue possible par le noble projet de mettre « la technologie au service de la tradition », en d'autres termes de « fasciser la modernité ». Si. Et avec de bons résultats côté technologie, autoroute directe Milan-Palerme avec pont entre la Sicile et le continent dès 1965, avion-fusée capable de faire la navette entre la Terre et l'espace dès 1971, ou dans ces mêmes années, celles où se situe le roman, tour la plus haute du monde. Même si l'on peut être légitimement exaspéré par la sous-estimation chronique de l'Italie, il y a là quelque forfanterie. Et beaucoup de confiance dans les vertus du fascisme, capable non seulement de faire du pays une superpuissance, mais de le tenir loin des maux affligeant les malheureuses démocraties, criminalité, prostitution, drogue et absence d'espoir en l'avenir, sans parler des affaires de corruption remplissant la presse américaine. On notera peut-être une légère contradiction avec la réalité concrète du fascisme dans notre univers, entre médiocrité, corruption, et muselage de la presse permettant d'espérer camoufler les dites tares et impressionner les âmes candides — dont celles de l'auteur car il ne semble pas que la divergence d'avec notre monde comporte une vaste mutation morale. Cela permet quelques tirades intéressantes, d'où il ressort par exemple que la vraie liberté serait l'unanimisme dans le partage d'un idéal commun, qu'aucune civilisation n'aurait jamais progressé dans la discorde, c'est-à-dire dans le pluralisme, etc.

Tout cela se combine sans problème avec l'ufologie, et le mysticisme. Pour le premier point, la puissance italienne pourrait être la conséquence d'un Roswell italien remontant à 1933 et plus efficacement camouflé par une bien meilleure police qu'aux États-Unis. Et permettant des recherches, des découvertes, inspirant les Allemands pour leurs projets d'engins volants à la fin de la seconde guerre mondiale, mais aussi, auparavant, le “rayon de la mort”, ou en tout cas un appareil capable d'arrêter tous les moteurs à distance, que des rumeurs d'époque attribuent effectivement au physicien Marconi. Et on retrouve l'affaire de la disparition en 1938 d'un autre physicien, Ettore Majorana2, soucieux selon une interprétation d'éviter que ses découvertes tombent dans de mauvaises mains, celles de la Gestapo selon Farneti qui évacue ainsi tout souvenir de l'entente entre Rome et Berlin. L'ufologie croise par ailleurs le thème des “grands anciens”, des prouesses scientifiques des civilisations antiques et de l'Atlantide, car le métal mystérieux à partir d'un grain duquel Marconi a pu produire son rayon n'est autre que l'orichalque, non pas l'alliage précieux effectivement attesté, mais celui des Atlantes, capable de stabiliser le paulinius. Et c'est dans cet orichalque qu'auraient été faits les enseignes de l'empire d'occident, héritage étrusque, envoyées à Byzance à la chute de Rome, supposées récupérées par l'Église catholique et confiées par elles à Mussolini en 1928 à la veille des accords du Latran rétablissant les relations officielles entre la papauté et l'État italien, et que le duce au soir de sa vie entend confier de nouveau à la garde de l'Église, seule à même de les faire disparaître et d'empêcher qu'elles ne tombent elles aussi dans de mauvaises mains. Pour bien préciser les choses, d'une part il est largement question de Julius Evola, penseur ultra-traditionnaliste, ainsi que de rites magiques accomplis autour de lui durant la première guerre mondiale pour assurer la victoire, et, d'autre part l'un des ressorts du roman est l'existence de groupes de descendants de patriciens romains, perpétuant la religion romaine, en particulier le culte de Vesta, et assurant ainsi la pérennité de l'esprit de Rome.

Tout cela est le substrat d'une crise de politique intérieure, aboutissant à une guerre civile. C'est un démarquage évident et d'une certaine façon assumé des événements de 1943, quand l'effondrement militaire de l'Italie fasciste et le débarquement des Alliés en Sicile entraînent le limogeage de Mussolini par le roi, le passage du pays dans le camp allié, mais par voie de conséquence l'occupation de l'essentiel de la péninsule par l'armée allemande, l'établissement d'un front qui ne remonte que lentement vers le Nord, Nord où Mussolini, libéré par un commando nazi, constitue une république croupion, dite de Salò du nom du siège de son ministère de la Propagande, proclamée “sociale”, et se signalant surtout par une remarquable inefficacité sauf dans le domaine des exactions, entre crimes de guerre et délinquance de droit commun sous couvert politique.

Ce résumé ne serait sans doute guère du goût de l'auteur. Lequel imagine un jeune héritier de la couronne royale, Charles Albert II, préparant un coup d'État contre le fascisme, le chef de celui-ci qui est toujours Mussolini et celui qui, l'a remplacé à la tête du gouvernement, son gendre Galeazzo Ciano. Le roi est appuyé par des puissances étrangères non spécifiées, désireuses de mettre la main sur les possessions italiennes, l'empire colonial et l'héritage de la victoire de 1948, la Biélorussie par exemple… Désireuses aussi, explique Mussolini, de faire de l'Italie une colonie des entreprises multinationales et de faire passer ses habitants du noble statut de civis romanus à celui d'homo consumans. Les alliés de ses forces, dans le pays même, s'intéressent de très près à la soucoupe volante dont il a été question plus haut. Et pourraient mettre la main sur les enseignes de l'empire, d'où leur remise à l'Église, qui saura les cacher. Bref, on passe des coups tordus et des complots à une franche guerre civile, Mussolini dénonçant les « démocraties ploutocratiques et réactionnaires de l'Occident », formule qui a effectivement servi lors de son entrée en guerre en juin 1940, et proclamant la république. On a même, un peu comme dans la réalité de “notre” seconde guerre mondiale, un débarquement de troupes à Anzio, mais elles sont fascistes et non pas américaines, et l'opération réussit.

Cette affaire, racontée en détail, est vue à travers un personnage principal, judicieusement prénommé Romano, dans les premières pages vaillant volontaire fasciste au Viet Nam, dans les dernières confidentes de Mussolini sur son lit de mort et promu tout à la fois gouverneur de Rome et chef du service très secret s'occupant de la soucoupe volante et de tout de qui en découle. Et à travers une journaliste américaine, plus exactement italo-américaine, représentante au départ des valeurs démocratiques et libérales, à commencer par la liberté de la presse, et que l'on voit évoluer sous la pression de l'atavisme, de l'italianité profonde. Cela commence en gros par le réflexe consistant à replier pouce majeur et annulaire tout en tendant l'index et l'auriculaire, les cornes ainsi formées étant supposées conjurer le mauvais sort, cela continue au moment du danger par la récitation de prières de base, en langue italienne, héritées d'un vieil oncle, et cela se confirme par l'intégration pure et simple dans la milice fasciste avec serment à Mussolini lui-même.

On peut ajouter que, côté action, le récit fonctionne. Qu'il se passe assez de choses, et assez enchevêtrées, pour qu'on ne s'ennuie pas. Bref que c'est bien fait. S'y ajoutent, conformément aux règles mêmes de l'uchronie, des clins d'œil, même si ceux-ci résistent inégalement aux changements de pays et à l'écoulement des années (ainsi Giulio Andreotti, dans la réalité dit l'“inoxydable” ou “Belzébuth”, sept fois chef de gouvernement avant 1992, sénateur à vie, moult fois accusé de liens avec la mafia mais toujours absout, est dans le roman chef de la diplomatie vaticane, et Marco Panella, animateur du Parti radical, scission de la droite libérale projetée un temps aux alentours de l'extrême-gauche par ses batailles en faveur du divorce, de la contraception, de la légalisation de l'avortement, est présenté comme faisant collection de mises en accusation et en prison deux jours sur trois). D'autres transpositions sont plus exportables mais laissent un peu perplexes, comme Brejnev en leader biélorusse exilé pendant vingt ans à Paris et rentrant diriger une insurrection en profitant des troubles en Italie…

Bon. Il faut avouer que de toute façon, la couleur était clairement annoncée, y compris par les faisceaux monumentaux de l'illustration de couverture. Il n'y a donc pas lieu de se plaindre. On a un bon résumé de la phantasmatique fasciste, antidémocratique, antilibéral, antimatérialiste (le matérialisme rassemblant ici communisme et capitalisme), antiproductiviste aussi, et faisant sonner haut et fort des valeurs activistes et héroïques. Et oubliant soigneusement les réalités triviales du régime, on l'a déjà dit. La farce atteint presque au sublime avec la postface de Gianfranco de Turris, que côté français l'on a rencontré comme tout jeune auteur d'une présentation de la S.-F. italienne dans le Fiction spécial nº 6, consacré à celle-ci et paru en 1964, ce qui ne rajeunira personne.

Dans cette postface, il simplifie à la hache l'histoire de l'uchronie3. Il explique que, par conformisme, les auteurs d'uchronies ont tendance à imaginer des mondes pires que le nôtre, ce qui se discute assez fortement, d'autant qu'il évoque entre autres choses des mondes où Napoléon a été victorieux, et que ceux-ci sont rarement dépeints par des napoléonophobes convaincus. Il est vrai qu'il pense sans doute surtout aux mondes où Hitler a gagné, et qu'on peut le soupçonner de regretter que ceci ne soit pas considéré comme souhaitable — on trouverait d'ailleurs des exceptions, comme le roman aussi remarquable que pernicieux de Jean-Claude Albert-Weil, Sont les oiseaux. De Turris ajoute que peu de gens ont le courage de « défier la conjuration du silence des journaux, les condamnations des intellectuels », et semble considérer que Farneti est l'un d'eux. Ce qui pose un petit problème quant à la signification de l'expression “conjuration du silence”, car la quatrième de couverture de la seconde édition du roman est faite de citations du Corriere della sera, du Times, d'il Giornale, il tempo et il Resto del Carlino, journaux diversement honorables mais dont aucun ne relève du bulletin confidentiel. Et qu'on ne dise pas que, les Italiens étant réputés bavards, c'est là l'équivalent du silence pour eux. En prime, il est question d'analyses historiques “univoques” du fascisme après 1945 et jusqu'aux travaux de Renzo De Felice et de Claudio Pavone, propos qui ne démontre qu'une méconnaissance d'une littérature peu hostile au fascisme dans les années 19504, l'oubli du fait que De Felice commence dès 1965, ce qui n'est pas extraordinairement récent, la publication de sa gigantesque biographie de Mussolini5, qui a déclenché des règlements de comptes personnels en Italie mais dont aucun spécialiste français n'a jamais pensé qu'elle était une réhabilitation, et une connaissance au mieux de seconde main de l'ouvrage fondamental6, paru lui en 1991 ce qui n'est pas tout à fait la même époque, consacré par Claudio Pavone à la Résistance italienne (à laquelle il a participé directement) et par contrecoup seulement au fascisme, qui scandalisa des bien-pensants, mais parce qu'il qualifiait la Résistance de “guerre civile” ce qu'avaient fait avant lui aussi bien Cesare Pavese qu'Italo Calvino sans susciter de réaction. On ajoutera que la marginalisation des héritiers du fascisme est assez relative en Italie, où dans ses vains efforts pour rester au pouvoir et continuer d'échapper à la justice, Silvio Berlusconi n'a pas hésité à s'allier à la petite fille de Mussolini, héritière de façon affichée non pas du fascisme en général, mais de son aile antisémite7

On pourrait gloser longtemps. Certes, KWS n'est pas une revue d'histoire, mais l'uchronie peut amener ce genre de commentaires de la même façon que de la hard science un peu approximative pourrait attirer une mise au point en matière de physique. Et il y a quelque rapport entre les vaticinations de De Turris d'une part et le roman lui-même, sa conception particulière de la liberté, déjà indiquée, et la mégalomanie nationaliste qui le boursoufle. Même si encore une fois, cette dernière n'empêche pas qu'au-delà de ses ingrédients exaspérants, il s'agisse d'une histoire bien ficelée, et assez prenante pour “faire passer” les phantasmagories qui l'inspirent. Bref, ce roman pourrait passionner des lecteurs friands d'aventure au premier degré et de rebondissements flirtant avec l'ésotérisme, enthousiasmer des fanatiques, et intéresser les amateurs de lecture distanciée et d'analyse politico-idéologique : au total, cela ne fait pas un public si mince que ça, et peut expliquer la continuité de la série, et son marcotage du côté du neuvième art.

Notes

  1. On me permettra de renvoyer à Éric Vial : Guerres, société et mentalités : l'Italie au premier xxe siècle (Paris : Seli Arslan, 2003).
  2. Cf. le compte rendu du livre de Luca Masali, l'Inglesina in soffita.
  3. Il date son texte de janvier 2001, et on pouvait déjà le renvoyer à la première édition, complétée depuis, d'Éric Henriet : l'Histoire revisitée : panorama de l'uchronie sous toutes ses formes.
  4. Cf. par ex. Edoardo et Dulio Susmel, éditeurs à partir de 1953 de l'Opera omnia de Mussolini, en quarante volumes, chez La Fenice à Florence, par ex. E. Susmel : Mussolini e il sio tempo (Milan : Mondadori, 1950), ou Giorgio Pini et D. Susmel : Mussolini l'uomo e l'opera (quatre volumes, Florence : La Fenice, 1955).
  5. R. De Felice : Mussolini il rivoluzionario, 1883-1920 (Turin, Einaudi, 1965).
  6. C. Pavone : una Guerra civile : saggio storico sulla moralità nella Resistenza (Turin : Bollati Boringhieri, 1991) ; une Guerre civile : essai historique sur l'éthique de la Résistance italienne (Paris : le Seuil, 2005).
  7. Pour l'honneur du peuple italien, il faut préciser que son groupuscule n'a obtenu que moins d'un pour cent des voix ; quant à l'Alleanza nazionale, autre héritière du fascisme, sa direction a considérablement évolué au début des années 1990, de sorte que son leader, Gianfranco Fini, est apparu comme un ministre des Affaires étrangères tout à fait acceptable pour la Communauté européenne, et sans doute l'élément le plus fréquentable et le plus raisonnable de la coalition de Berlusconi. Qui, il est vrai, propose de beaux exemples de tératologie politique.