Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 55 Dictionnaire égoïste de la littérature française

Keep Watching the Skies! nº 55, novembre 2006

Charles Dantzig : Dictionnaire égoïste de la littérature française

rédactionnel

 chercher ce livre sur amazon.fr

chronique par Éric Vial

Pourquoi en parler ici ? C'est que l'auteur consacre un article à la S.-F. Même bref. Même sous le nom de roman d'anticipation (ni nouvelles, ni uchronies, ni etc., etc., ad. lib. : aïe !). Même étrillée. d'une façon qu'il faudra décortiquer. D'autant qu'il laisse des références traîner hors de l'article spécialisé. Et qu'à l'occasion il parle de Fantastique.

Surtout, il a bien du talent (traduction : le pavé est immensément agréable à lire, de A à Z comme dans le désordre). Du mordant. De la culture (c'est le minimum exigible pour l'exercice). Des trouvailles. De l'insolence, vertu cardinale. Un goût pour flinguer. Une parfaite subjectivité. Résultat, une série de textes parfois consacrés à un auteur comme on l'attend, rarement à un livre, souvent à un concept ou à n'importe quoi, d'action au canularesque zoo en passant par bibliothèques de maisons de campagne : pour une liste complète, voir les quatre pages de la table finale.

On peut disséquer, analyser etc. Une injonction énergique du rédacteurenchef fera se limiter à la S.-F. et genres circumvoisins. En précisant que l'auteur ne joue pas la carte de la culture “légitime”, ne fait pas le coup du mépris. Consacre des rubriques à Frédéric Dard (p. 236 sqq.), Goscinny et Audiard (p. 351 sqq.), salue Crumb (p. 10), à Woody Allen (p. 894), Gainsbourg (p. 891), Pagnol (p. 894, 919, ailleurs encore). Et s'il massacre avec allégresse Béart (p. 672), on ne s'en plaint pas même si c'est tirer sur une ambulance accidentée, et malgré des chansons de S.-F. — ou plutôt à cause d'elles. Il parle aussi de Fantastique, plus attendu, plus reconnu, sans grand enthousiasme mais seulement parce qu'il s'agit dans son livre de littérature française. Il regrette un moralisme local obstacle à l'écriture de romans comparables au Chat Murr, salue tout de même Théophile Gautier (p. 313) dans un pays tel que « tout s'y polit, s'y raisonne, s'y mondanise et le Fantastique n'a jamais pu y prendre » (p. 323). Jugement discutable mais pas hostile sur le principe. Et il parle même de S.-F., si l'on cherche. Sans mépris, et avec naturel. Mais par hasard. Sur les marges. Avec, entre quatre autres volumes réputés représenter pour les années 1970 les « Livres Agréablement Datés Qui Sont Parfois des Chefs-d'œuvre » (p. 110), l'Avenir radieux d'Alexandre Zinoviev (invité d'une convention bruxelloise, avec Van Vogt, à une date qui ne rajeunirait personne). Avec Antoine Blondin, illustré par un extrait des cours d'histoire uchronique des Enfants du Bon Dieu (p. 117). Avec un clin d'œil à la Guerre des étoiles à propos d'une phrase d'Apollinaire et à Alien à propos d'une de Michaux (p. 173). Avec le Surmâle de Jarry, préféré à Ubu (p. 409). Avec chez Ionesco une franche sympathie pour le déglingage physique du monde extérieur dans le Roi se meurt (p. 399). Avec, même si ce n'est pas de la S.-F., "la Chasse au Snark" de Lewis Carroll, depuis beau temps annexé. Et si Verne est à peine là, et à propos de religion du progrès (p. 937) de quoi faire toussoter les exégètes, si Rosny est expédié comme « un des élégants néonaturalistes du début du xxe siècle » pour crime de lèse-Racine (p. 719), on trouve aussi une référence anglaise à faire frémir d'aise Altairac, l'Invasion de 1910, avec un compte rendu complet du siège de Londres, de William Le Queux (p. 481). Surtout, et même si cela lui semble loin du « plaisir de manipuler le tissu de la langue », il donne un coup de chapeau à Pierre Boulle, à la Planète des singes (p. 124) et y revient pour comparer le livre au film (le vrai, pas le remake), et noter la pruderie du second (p. 712). Ce ne sont pas là des références d'un ennemi a priori.

D'un autre côté, pèse une hostilité de principe aux littératures de genre. En général, « formes qualifiées, et moins ambitieuses » (p. 333). Encore qu'il se contredise. Déplore la médiocrité du roman d'Espionnage français (p. 481) mais — outre qu'on lui trouverait sans doute des contre-exemples — pour l'opposer à la qualité du même côté anglais. Et en veuille surtout aux “polars” : « romans à thèse. Il n'y a pas plus moral ». Il oppose leurs auteurs aux “romanciers normaux”. Leur reproche leur succès, et peut-être des orientations politiques : « Populaires, très bien traités par la critique, ils se croient subversifs. » Peut-être a-t-il été mordu par un roman de Daeninckx étant petit. Il leur reproche de colporter une « vision populiste du monde » (p. 673), et d'être l'« expression d'un monde peureux, dénonciateur et policier » (p. 936). Baudou appréciera. En fait il prône une définition honorable mais restrictive de la littérature : « ne servant qu'à montrer le mouvement des passions » (p. 673). Sans “aventures” réputées monotones (p. 844), car « dans un bon roman, il n'y a pas d'événements. Il n'y a pas même d'histoire : il n'y a que des hommes » (p. 751) ou « l'homme dans la société. Sa personnalité, ses sentiments, mais telle qu'elle les modifie » (p. 763). Pas la société autour de l'homme, et l'homme plus que les hommes, plus que les Autres, foule ou individus : on ne serait plus alors dans la littérature (?) ; peut-être du côté de l'Histoire. Ou de la S.-F… D'un autre côté, idées et sujets généraux sont aussi dans le collimateur pour cause de désincarnation : ainsi il tape sur les « romans à thèse, c'est-à-dire du théâtre de marionnettes » (et ceci à propos de la comtesse de Ségur…, p. 817) : « Ce n'est pas le sujet d'un livre qui prime, mais la façon de le raconter » (p. 844). Là encore, la collision s'annonce frontale avec la S.-F. Même si ailleurs il semble dire que ce n'est qu'une idiosynchrasie hexagonale. Que la France privilégie l'art d'écrire et non le sujet sans que ce soit la seule voie possible. Qu'on trouve de l'autre côté de la Manche « des romanciers qui sont d'abord des conteurs » (p. 760). Qu'ici on s'attache aux causes et là-bas aux conséquences, avec dans ce second cas le danger de paraître un peu court, dans l'autre d'être franchement lourd (p. 761). Ce pourrait être tout à fait cohérent, si la S.-F. classique fonctionne très largement sur le “si…, alors…”, le what if?, sur les conséquences logiques d'un fait imaginaire. Pas sur la recherche des causes réelles, psychologiques ou métaphysiques d'une réalité ou de quelque chose accepté de manière consensuelle comme telle. Pas très étonnant, si on admet cela, qu'elle (la S.-F., pas la réalité) semble plus anglosaxonne que française… encore qu'elle ne soit reconnue par la culture “légitime” ni d'un côté ni de l'autre…

Autre élément, le lien explicite établi, dans une même condamnation, entre « roman d'anticipation » (sic) et roman historique. Le sort du second est vite scellé : il ne peut pas être bon. Parce qu'il « veut montrer une époque plutôt que des personnages » (p. 764-5). Parce qu'« on nous décrit la hallebarde, le pourpoint, les aiguillettes » et il ajoute : « Est-ce que, dans un roman se passant en 2005, l'auteur passerait autant de temps à décrire une voiture, un pistolet, un jean » (p. 765). Reste à savoir si c'est vrai. Côté roman contemporain, le contre-exemple serait le Nouveau Roman. Fuyons, même si Perec décrivait obsessionnellement et est bien intéressant. Et côté roman historique, décrit-on tant que ça ? On joue avec les mots. On les fait miroiter. Dantzig le sait, il ironise ailleurs sur les tournures archaïques, le style “Morbleu !”. Nommer n'est pas décrire. Mais nommer, et ici faire tintinnabuler des mots obsolètes, c'est jouer avec eux et avec la langue, ce qu'il regrette que Boulle ne fasse pas (voir plus haut).

Petit problème : ces critiques, en les supposant pertinentes, s'appliquent-elles à la S.-F. ? Pour Dantzig, pas de doute, un « roman d'anticipation est souvent un roman historique du futur » (p. 764). On l'a dit, il ne pense pas à une S.-F. qui ne serait pas anticipatrice. Et son « souvent » est pure rhétorique, il n'envisage pas d'autre cas. Il embraye : « Il a alors le défaut du roman historique du passé, de mettre le décor au premier plan ; et de décrire les gigaskrubls à laser et les tuniques en tagabold aussi méticuleusement que l'autre, le vertugadin et les mâchicoulis. » Revoilà la différence entre nommer et décrire. Il n'est pas certain que la S.-F. décrive beaucoup. Bien souvent, elle suggère et laisse le lecteur faire le travail. Il continue : « Autre chose éloigne souvent les romans d'anticipation des bons romans : quand ils sont des apologues ou des prophéties » (ibid.). On peut craindre que l'intention moralisatrice ne soit pas seulement dans l'anticipation. Le danger est de ne la voir que hors d'une réalité constatable. Dantzig pourrait tendre vers ce défaut, selon lui les voyages imaginaires d'Henri Michaux « tiennent de l'apologue sans être des contes » (p. 888) ce qui sera difficile à démontrer. De plus, s'il y a apologue, c'est bien du côté de la Planète des singes, or il n'en fait pas un mauvais livre, on l'a vu. Le mauvais argument laisse supposer des raisons inavouées, un préjugé. Pour les “prophéties”, ou bien tout discours au futur est supposé en être une, et c'est n'importe quoi, ou il va falloir chercher des textes dont les auteurs pensant qu'ils correspondent à ce qui va arriver : on risque de chercher longtemps, et de trouver des bouses. D'où l'idée que Dantzig se fout du monde. En feignant d'admettre ses a priori, on trouvera plus astucieuse la phrase suivante : « Nous réinscrivant au catéchisme, ils prophétisent le passé » (p. 754 de nouveau) : de fait, on projette beaucoup le passé sur l'avenir. Dommage qu'il ne développe pas ; il tenait un angle d'attaque. Il continue : « Si l'avenir avait été tel que les prophètes l'ont annoncé, nous serions depuis longtemps des esclaves en uniforme de tergal au service d'un pharaon universel » (ibid.). Là, il mélange plusieurs choses, erronées ou discutables. Il a posé comme acquis qu'il s'agissait de prophétie, le condamne, mais juge à cette aune. Et semble avoir pris un échantillon des plus réduits. Que l'on peut supposer composé de feuilletons télévisés. Star trek ou Cosmos 1999 côté vestimentaire, Stargate pour la référence égyptisante. Peu représentatif. Il finit ainsi : « Les deux genres sont suffisamment illustrés dans la Bible, le Coran et tous les livres de foi, eux aussi très mal écrits. » Pourquoi croyez-vous qu'il ait été question de religion quelques milliers de signes plus tôt ? Exit le “roman d'anticipation”.

Encore une remarque. Sur le roman historique mais à croiser le cas échéant avec des analyses de Gérard Klein. Dantzig lie romans historiques et lendemains de défaite, d'effondrement, d'abaissement. D'abord autour d'Alexandre le Grand dans la Grèce du iiie siècle. Puis au xixe. Il récupère Walter Scott parce qu'Écossais, membre d'une nation absorbée et non pas fils de l'Angleterre triomphante. Et il renvoie à Vigny, lequel « a le sentiment que l'histoire s'aplatit » (p. 767). On rêve d'épopée dans des temps littéralement prosaïques. Mieux vaut d'ailleurs dans des cas écrire plutôt que de chercher à peser de façon directe sur les événements, pour provoquer des choses grandioses qui sont en général des massacres. Il faudrait vérifier que le roman historique ou la recherche forcenée des racines est bien liée, au moins chronologiquement, à la crise qui a commencé vers 1973. Et sans doute raisonner moins en termes de nation, et plus de groupes sociaux. Pour retrouver Klein, les fractions de la petite bourgeoisie se destinant à une ascension par la technique, la modernité etc. Et les contrecoups de la crise sur la représentation du futur, sur les groupes sociaux et la circulation entre eux, sur l'ascenseur social. Et l'émergence de la Fantasy, héroïque ou pas. Etc., etc., etc.

Une dernière concernant la S.-F. ? À introduire dans le discours stolzien sur “littérature d'idées” et “littérature d'images”. Sans le savoir, Dantzig met tout le monde d'accord à grands coups de pieds : « L'idée n'est pas du domaine de la réflexion mais de l'illumination […] Illuminé, il est ébloui. Ébloui, il est aveuglé […] Il y a de l'idée à la pensée la différence de la magie au bricolage. L'idée est de la magie se prenant pour la vérité, la pensée est un bricolage et c'est son honnêteté » (p. 387). Cela donne envie de rassembler idées et pensées dans un même sac, et voir ce qu'il se passe côté bricolage. Ce dernier, d'ailleurs, relève sans doute du what if? évoqué plus haut…

On arrête là ? Il aurait été triste d'expédier neuf cent soixante-huit pages en quelques lignes. Ou de ne pas en parler. Parce que ce qui est dit de la S.-F., ici “roman d'anticipation” mérite une discussion. Peut faire monter la tension artérielle de l'amateur. Et en même temps comporte des éléments qui stimulent la réflexion. Même si c'est involontaire. C'est précieux. Presque autant que les bonheurs de lecture susmentionnés.