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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 56 Diamond dogs, turquoise days

Keep Watching the Skies! nº 56, janvier 2007

Alastair Reynolds : Diamond dogs, turquoise days

(Diamond dogs & Turquoise days)

courts romans de Science-Fiction

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chronique par Pascal J. Thomas

Alastair Reynolds est souvent présenté comme un scion de cette lignée du nouveau space opera britannique qui a commencé avec Iain M. Banks et Stephen Baxter, et s'est poursuivie avec Ken MacLeod, Peter Hamilton et Charles Stross. Chacun avec un style bien à lui, en fait, même si on discerne une filiation entre Banks et MacLeod. La lecture de la Cité du gouffre m'avait plutôt incité à ranger Reynolds du côté Hamilton (Peter), autrement dit du côté d'un opéra qui, pour être space, n'avait pas grand-chose de nouveau, ou de subversif. Si je n'ai toujours pas, pour mon usage, réhabilité Hamilton, le fait que Sylvie Denis nous propose1 un recueil de deux longs récits m'incite à relire Reynolds.

Deux novellas, donc. De quoi préciser certains détails des quatre romans de Reynolds, car tous ces récits sont situés dans un même univers. De quoi éliminer les développements souvent oiseux que suscitent les cycles de romans, et se concentrer sur les personnages, et surtout sur les mondes extraordinaires — on est en S.-F., après tout. On trouvera par exemple dans "Diamond dogs" l'histoire d'un homme, Richard, qui après son divorce a fait effacer de son esprit tout souvenir de son ex, qui la redécouvre et — probablement — en retombe amoureux. Ce qui n'est pas forcément du goût de celle-ci. Mais cette portion de l'intrigue tient une place secondaire dans le récit, qui est centré sur un artefact aussi étrange qu'effrayant, la Flèche de Sang, dressée seule sur une planète déserte. Il s'agit d'une tour de plus de deux cents mètres de haut, dont l'intérieur est un labyrinthe de chambres séparées par des portes hermétiques dont l'ouverture est soumise à la résolution d'énigmes mathématiques. Mais gare aux réponses erronées : elles sont punies par des châtiments corporels dont le plus clément est la mutilation aléatoire.

Sur la planète Turquoise, l'étrangeté extraterrestre se manifeste de façon plus douce. Comme dans Solaris, le monde est entièrement couvert d'un océan qui abrite les Mystifs, des agglomérats de vie intelligente — ou du moins capable de communiquer par la pensée avec les nageurs qui s'approchent d'eux. Les mathématiques apparaissent aussi brièvement dans "Turquoise days", sous forme d'un artefact, un cube de matière translucide qui contient un théorème2 avec une notation, et surtout des concepts étrangers à l'humain. Alors que les problèmes posés par la Flèche (ceux du moins qui nous sont expliqués) peuvent se traduire en termes de mathématiques humaines, et être résolus par des humains (dont les capacités auront été au besoin augmentées, par l'intervention passée des Mystifs de Turquoise, ou une bienfaisante infusion de nanomachines), les maths en question « emploient une syntaxe à trois dimensions » et « sont assez riches pour exprimer de l'humour » — le théorème encodé dans le cube est, en fait, un jeu de mots.

Employer les mathématiques pour incarner l'étrangeté radicale, cela peut être considéré comme une manifestation supplémentaire de la peur des mathématiques qui sévit chez maintes gents. Plus sérieusement, cela reflète la réussite des mathématiques en tant que construction intellectuelle collective — elles ont réussi à forger un langage suffisamment objectif et artificiel non seulement pour être compréhensible de façon universelle au niveau de l'Humanité, mais encore pour paraître étranger, coupé du sens commun de l'humain naïf3. Et suffisamment mécanique pour pouvoir être exécuté par des machines — on en arrive ici au point de départ de l'informatique, qui représente un ordre de grandeur supplémentaire de difficulté et de complexité.

"Turquoise days" ne mentionne pas outre mesure les mathématiques. Le récit commence avec deux sœurs, Mina et Naqi, qui étudient la biologie et le comportement des Mystifs — et vont se laisser aller à nager avec eux, au risque d'être avalées par la masse vivante. Et peut-être jamais recrachées. Dans le même temps se présente un vaisseau interstellaire dans le système de Turquoise, et de telles visites, séparées par des générations, autorisent tous les espoirs et toutes les inquiétudes.

Le point commun le plus frappant entre les deux novellas est ce motif de l'absorption — cognitive et non sexuelle, on n'est pas chez Alain Dorémieux. Au-delà de la grand-parenté évidente avec Solaris, le parallèle le plus proche serait avec la nouvelle "En chair étrangère", de Gregory Benford : pour communiquer avec une intelligence extraterrestre, pour espérer lui arracher son trésor de connaissance, il faut se laisser physiquement engloutir par elle. Et cet engloutissement fascine les personnages, ou tout au moins certains d'entre eux (Roland Childe dans "Diamond dogs", Mina dans "Turquoise days") au point de leur ôter l'instinct de survie. Reynolds évoque la fascination maladive qui, dit-on, a saisi tant d'alpinistes lancés à l'assaut du K2. Mais le fait qu'il faille s'enfermer, ramper dans des couloirs de plus en plus étroits au sein de la Flèche de Sang ne me paraît pas innocent. J'ai spontanément envie d'interpréter cet engloutissement comme une communion avec la divinité — tant d'extraterrestres évoquent la transcendance, et la Flèche, après tout, se comporte exactement comme le Sphinx. Mais l'idée de divinité évoque une volonté, une intelligence supérieure, et celle-là est explicitement refusée aux Mystifs, présentés comme un système géant d'archivage. Mieux vaut rendre à la Flèche comme aux Mystifs un statut de lieu, de lieu virtuel éventuellement, de Paradis (ou d'Enfer) mental.

Les hommes, eux, se retrouvent face à eux-mêmes, et surtout à leur propre fourberie — autant les projets non-dits des divers membres de l'équipe de Roland Childe dans "Diamond dogs" que l'invasion inattendue dans "Turquoise days". Et c'est dans ce dernier récit que l'intrigue effectue les retournements les plus spectaculaires, même si, comme dans l'autre, Reynolds ne semble pas assez intéressé par cet aspect purement événementiel pour lui donner une conclusion fermée. Incitant le lecteur à formuler ses hypothèses — comme j'espère vous inciter à découvrir ce livre.

Notes

  1. Et nous avant-propose : les occasions de lire la prose critique de la fondatrice de KWS sont devenues bien trop rares. N'oublions pas sa participation avec Francis Valéry à l'aventure Cyberdreams qui a, entre autres, fait découvrir au public français le renouveau de la S.-F. britannique des années 80 et 90.
  2. Et sa démonstration. La façon dont s'exprime l'auteur ne permet pas de savoir s'il comprend exactement la différence.
  3. Des expériences d'anthropologues avec des tribus amazoniennes suggèrent d'ailleurs qu'une intuition humaine sans aucune culture mathématique se limitera à une forme d'addition, et aux nombres entiers jusqu'à trois ou quatre… Tout le reste, pour paraphraser un mot fameux, est l'œuvre de l'homme et non du Créateur.