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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 58 l'Ensauvagement

Keep Watching the Skies! nº 58, novembre 2007

Thérèse Delpech : l'Ensauvagement : le retour de la barbarie au xxie siècle

prospective

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chronique par Éric Vial

Cet essai a bien des défauts. Mais il s'agit — au moins en théorie — de prospective, et il est toujours intéressant de se frotter à ce genre de choses, ne serait-ce que pour comparer avec les avenirs imaginés par la S.-F.

Certes, dans le cas présent, il faudra passer sur bien des scories. Sur une propension d'ancienne khâgneuse de 1968 à exagérer l'impact de maoïstes qui ne remuèrent qu'une fraction de Quartier Latin avant de se recaser en fonction directe de leur capital social antérieur. Sur une fixation — tout aussi datée et tout aussi générationnelle — contre Sartre, comme s'il avait été seul en 1939 à ne pas comprendre ce qui allait se passer, ou plus tard à encenser la “révolution culturelle”. Sur le délire de puissance de l'intellectuel(le) qui fait attribuer aux solennelles conneries d'un quelconque Aragon un effet réel sur les drames du xxe siècle. Sur les rêvasseries d'ancien régime et la condescendance pontifiante contenues dans une formule comme « les sociétés démocratiques sont rebelles à l'intelligence de la durée ». Sur l'effroi face à tout ce qui n'existait pas dans sa propre jeunesse, d'où des élucubrations sur le poids présumé des jeux vidéos dans le comportement des troupes américaines en Irak, comme si les générations antérieures n'avaient pas massacré des petits soldats à coup de billes, et des civils à coup de flingues, d'armes blanches ou d'instruments contondants. Sur une vision de l'immigration qui révèle une ignorance abyssale du passé et une assimilation entre origine et religion qui illustre fort bien, encore qu'involontairement, la collusion entre le racisme, même poli et repoli, et les totalitarismes fondamentalistes. Sur une étonnante inculture générale, ou un non moins étonnant jemenfoutisme, qui fait citer Guizot (« enrichissez-vous ») en évacuant et la fin de la citation et son contexte institutionnel, ce qui condamne à ne rien comprendre à cette formule trop amputée et trop ressassée. Sur le manque de rigueur — pour le moins — qui fait ranger le tsunami parmi les effets du réchauffement planétaire. À tout hasard. Ou fait expliquer la politique nucléaire de l'Iran mollatesque par le fait que le grand ouvrage classique y est le Livre des ruses. On finira l'échantillonnage par deux phrases concernant les biotechnologies, l'une relevant de l'usage de l'argument d'autorité hors de la sphère de compétence de la personne citée, l'autre de la simple superficialité aux franges de la débilité : « Martin Rees, l'un des permiers astrophysiciens à imaginer que l'énergie des quasars provenait de trous noirs géants situés au cœur de galaxies lointaines, a parié mille dollars que d'ici à 2020 une bio-erreur ou une bio-terreur aura tué un million de personnes. » Et « La mode [sic] actuelle qui consiste à diffuser des virus informatiques peut aussi se transformer pour produire demain des virus bien réels. » Et pour la bonne bouche, rajoutons une solennelle connerie née peut-être de frustrations personnelles : « les questions qui ont agité l'Humanité pendant des siècles sur la liberté humaine, le sens de l'histoire, la responsabilité politique, sont toutes devenues suspectes » (p. 358), double délire sur le passé et le présent, exagération d'un côté, et de l'autre dénégation.

Il faudra également passer sur le caractère artificiel de la juxtaposition de fiches sur 1905 et 2005, encore qu'elle ait le mérite de bien faire sentir la part du prévisible et de l'imprévisible dans l'enchaînement des événements — même si le mouvement pangermaniste avait un programme dès cette date, et qu'on pouvait fort bien imaginer qu'il serait mis en œuvre contre l'avis de la majorité des Allemands. L'imprévisiblité a des vertus, ne serait-ce que parce qu'il incite à la modestie. Et puis côté mérites, ce livre a tout de même celui de dégonfler quelques baudruches, l'usage inconsidéré de l'expression “troisième guerre mondiale”, la veulerie de diplomates et de politiciens censés nous représenter face à Pékin et contre la démocratie taïwanaise, leur propension à appuyer les régimes autoritaires, la sympathie des diplomaties européennes pour un Poutine, choses qui ne changent guère, en France, de président en président, quelles que soient leurs tailles successives et leurs rodomontades antérieures. Et puis toujours côté mérite, la capacité à montrer par exemple une multiplicité d'hypothèses quant à l'avenir de la Chine, entre démocratisation, coup d'État militaire, chaos interne, etc.

Cela dit, ces mérites pèsent relativement peu face aux défauts, voire aux tares. Paradoxalement, dans le cadre de KWS, cela pourrait pousser à l'optimisme en faisant penser qu'on peut construire un avenir considéré comme plausible par des gens supposés sérieux, sur un mélange d'esbrouffes et d'incompétences variées. Parce que ce bouquin a été tenu pour sérieux par les gens sérieux, qui peuvent être sérieusement incompétents. Mais malheureusement l'auteur de S.-F. a rarement la possibilité de parler du haut de la chaire, ou de se cacher derrière des références instititutionnelles propres à “faire sérieux”. Il risque donc d'être condamné à travailler pour être plus rigoureux. En se retenant de tirer sur ce qui n'est en aucun cas une ambulance, mais un pavé “légitime”, et légitimé en principe par le curriculum institutionnalo-universitaire de l'auteure. À mon humble avis, on est mal partis…