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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 58 le Rapport de la CIA

Keep Watching the Skies! nº 58, novembre 2007

Alexandre Adler : le Rapport de la CIA (Comment sera le monde en 2020 ?)

rédactionnel

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chronique par Éric Vial

En théorie, il n'y aurait guère de raisons de parler de ce livre dans KWS. Sauf que la conjecture supposée rationnelle, non romanesque, partage forcément une partie de son code génétique avec sa cousine romanesque. Que la scénarisation à laquelle les auteurs se sont livrés peut rapprocher encore les deux. Et qu'il y a là de quoi rasséréner toute personne qui s'inquiéterait du sérieux de la S.-F.

On passera vite sur l'affaire du code génétique. Encore que les quatre pistes proposées pour de proches futurs alternatifs ne soient pas inintéressantes et puissent fournir des cadres pour une Science-Fiction à court terme : “monde selon Davos”avec un décollage économique des géants asiatiques et de grosses tensions dans un Proche-Orient à la traîne et autour de Taïwan ; pax americana washingtonocentrée, “nouveau califat” avec État ben-ladennien, “cycle de la peur” avec prolifération d'armes atomiques, bactériologiques et chimiques.

Le problème est sans doute dans la limitation des scénarios choisis, justifié en principe par des raisons pédagogiques et par leur caractère de court terme, mais qui dans la pratique relève d'une stratégie d'enfermement et de téléguidage intellectuel — une fois éliminé ce qui n'est en aucun cas souhaitable, le choix se réduit drastiquement —, fait l'impasse sur des problèmes de fond (possibilités de réponse aux besoins en matières premières, conséquences environnementales pour lesquelles dix ans n'est déjà plus du court terme, sans parler d'un bien plus anecdotique crash financier potentiel – mais on “sait bien” que la crise de 1929 n'a eu absolument aucune conséquence sur l'histoire du monde…), et repose sur une confiance en la stabilité des alliés de fait de l'Amérique, à commencer par la dictature chinoise. Bref, on déplorera un cruel manque d'audace dans l'imagination, mais cela peut justement stimuler, par réaction. Il est vrai qu'il s'agit sans doute moins de prévoir que de se rassurer, ou de rassurer des commanditaires, en leur promettant ce qu'ils peuvent souhaiter ou accepter, avec des contrepoids à faible plausibilité fondés sur des croquemitaines populaires, histoire de paraître équilibré. La dépendance des commanditaires, et le souci de baranniser les mocassins de l'administration en place jusqu'aux prochaines élections sur les rives du Potomac, amène par ailleurs à d'intéressantes prédictions, par exemple sur « la paix fragile en Irak, que les Américains étaient parvenus à conclure de façon si laborieuse » (p. 207) : plût aux cieux !

La scénarisation, elle, pose ou repose des questions sur le statut pédagogique même de la fiction. Il a été choisi de présenter quatre documents imaginaires, réputés illustrer les quatre possibilités présentées : une lettre du président du forum de Davos à un ancien directeur de la Réserve fédérale américaine, quelques pages du journal du secrétaire général de l'ONU, une lettre d'un hypothétique petit-fils de Ben Laden à un membre de sa famille, et un échange de textos entre deux marchands d'armes. Avec une typographie qui se veut originale et est surtout pathétique. En tout cas, les auteurs croient à l'efficacité de la mise en scène (c'est-à-dire en partie du non-dit, du suggéré, de l'évidence implicite) y compris à son degré zéro. L'amateur de S.-F. enregistera avec un certain plaisir cet hommage à la mise en fiction. D'autant qu'il reste du travail à faire pour parvenir au niveau d'une nouvelle de débutant.

Le sérieux, enfin, en dehors même de l'opération de téléguidage ou d'auto-confortation, laisse rêveur : notons simplement des graphiques contradictoires à deux pages l'un de l'autre sans que leur contradiction soit commentée (la Chine égalant le PIB américain en 2040 ou arrivant péniblement à 40 % de celui-ci, p. 113-115) ou une carte bien aussi sérieuse que celles exhibées autrefois par le commandant Sylvestre des Guignols de l'Info, carte ici supposée présenter « Les régions clefs de l'islamisme radical depuis 1992 », limitée au Vieux Monde (Asie-Afrique-Europe) mais où il n'y a le choix qu'entre « Pays et territoires où les islamistes radicaux ont aidé des groupes recourant à la violence, notamment des mouvements séparatistes et insurrectionnels », dont les Pays Baltes, l'Ukraine, la Grèce, le Gabon, la Corée du Nord, la Sardaigne sans doute supposée indépendante, etc. et les « Autres pays et territoires où les islamistes radicaux ont établi leur base ou qui abritent des citoyens formés au djihad ou possédant une expérienec de cet ordre » : tout le reste (p. 200). À côté de “ça”, les cartes ouvrant un certain nombre de récits d'heroic fantasy sont des d'œuvre de rigueur et de conceptualisation. Pour la bonne bouche, les projections du « nombre de religieux pratiquants, 1900-2025 » comportent à côté des chrétiens, musulmans, etc, les « Non-religieux » (“pratiquants” qu'on vient de vous dire), les « Athées » et dans un autre genre les « Nouveaux Convertis »… (p. 197). On appréciera aussi la qualité de l'information à telle remarque sur « l'interdiction d'arborer des signes d'appartenance religieuse dans certains pays européens » (p. 196), acceptation par la CIA du tour de passe-passe d'agitateurs confondant volontairement pour la France un lieu précis, les écoles publiques, et l'ensemble du territoire ou de l'espace public, et pour ce qui est de l'histoire récente, à telle autre selon laquelle « la rigidité des systèmes d'alliances antérieurs à la Première Guerre mondiale et durant la période de l'entre-deux-guerres, ainsi que l'impasse des deux blocs pendant la Guerre froide, représentaient une quasi-certitude de voir dégénérer les conflits secondaires », dégénérer en guerre mondiale, s'entend (p. 224) sachant que même pour 1914-1918 on peut chercher en vain l'alliance rigide qui liait l'Italie, l'Angleterre ou les États-Unis, que dans l'entre-deux-guerres la France s'est assise joyeusement en 1938 sur l'alliance “rigide” qui, pour sa propre sécurité, aurait dû lui faire défendre la démocratie tchécoslovaque, et que les alliances staliniennes étaient peut-être rigides mais remarquablement virevoltantes – pour ne pas parler des trahisons payées très cher par le gouvernement ultra-nationaliste polonais…

Il serait fastidieux de continuer, même pour relever les concentrés d'incompétences et d'idéologismes. Injuste de s'en prendre à la longue, longue présentation d'Alexandre Adler, tant il est déshonnête de tirer sur des cibles surdimensionnées. Pénible de s'interroger sur les considérations “méthodologiques” se résumant à la liste des institutions mobilisées pour aboutir à ce factum. Mais il est finalement assez satisfaisant de se dire que la S.-F., et même l'heroic fantasy de série, est plus imaginative, plus plausible (l'impossible l'est toujours moins que les pronostics plats de bureaucrates satisfaits), mieux documentée (même les barbares déconnants et tout ça), à la fois plus sérieuse, plus intéressante et plus lisible. Satisfaisant pour l'amateur, s'entend. Parce que pour l'habitant de cette planète, qui peut être la même personne, c'est sans doute une autre paire de manches.