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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 59 Chroniques du Premier Âge

Keep Watching the Skies! nº 59, janvier 2008

Francis Valéry : Chroniques du Premier Âge

nouvelles de Science-Fiction

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chronique par Pascal J. Thomas

La S.-F. française, au cours de ses heurs et malheurs des années 1990, a été portée par un quatuor de nouvellistes : Sylvie Denis, Jean-Claude Dunyach, Serge Lehman et Francis Valéry. Tous ont aussi, à des degrés divers, écrit des romans, et joué des rôles d'organisateurs de la communauté (trois d'entre eux ont pu, par exemple, coordonner des anthologies de la série Escales…, et l'histoire de Francis Valéry comme fanzineux, chroniqueur et éditeur est trop longue pour qu'on puisse se risquer à la récapituler ici). Il faudrait citer bien d'autres noms, et on pense tout de suite à Roland C. Wagner, qui s'est entêté à produire de la S.-F. populaire, et donc focalisé sur le roman (faisant le nègre pendant les années de vaches maigres, et revenant en majesté quand les circonstances lui ont permis), et bien sûr aux romanciers plus en vue de la fin des années 90 que sont Ayerdhal et Bordage, voire Dantec et Werber…

Revenons à nos nouvellistes. Cela fait plusieurs années que Jean-Claude Dunyach a entrepris un programme de publication de ses nouvelles en de minces recueils qui mélangent époques et styles, reprises et inédits. Sylvie Denis a plus récemment sorti en "Folio SF" une version augmentée de Jardins virtuels, recueil paru à l'origine dans la foulée de l'aventure CyberDreams. Sous couvert d'épopée quasi mythique d'un futur galactique, le Livre des Ombres de Serge Lehman est une intégrale de sa production courte des années 90. Ce qui nous amène au présent recueil — loin d'être parrainé par Gerber ou Blédina, il se veut tableau des débuts de l'expansion interstellaire de l'Humanité, et regroupe le plus clair des textes de S.-F. sérieuse de Francis Valéry des années 90 (ne piochant guère dans les textes humoristiques signés “Kevin H. Ramsey”, souvent fort convenus il faut l'avouer, ni dans l'œuvre fantastique de l'auteur — on murmure qu'un deuxième recueil serait en projet pour combler cette lacune-là). Et comme le Livre des Ombres, les Chroniques… sont agrémentés d'un texte englobant, écrit sous la forme d'une présentation des “documents” par des archéologues du futur.

Quel recueil avons-nous vraiment en main ? Comme Jardins virtuels, celui-ci n'en est pas à sa première incarnation. Il en a même connu deux autres : Altneuland et les Voyageurs sans mémoire.

Altneuland, paru en 1995 aux (très petites) éditions de l'Hydre avec cinq nouvelles bien intégrées entre elles qui racontent la conception et le lancement vers le Centaure du Sun Beaver, premier vaisseau interstellaire, par une fondation liée au mouvement sioniste et à l'état du Grand Israël. Le point culminant du recueil est "Elohim", récit de l'exploration des environs d'un site expérimental où un accident industriel grave a déchiré la trame temporelle à plusieurs kilomètres à la ronde. Les deux pôles littéraires de Francis Valéry — et de la S.-F. française ? —, le roman populaire à la Bob Morane et le lyrisme littératurant, y jouent chacun leur rôle, et entretiennent la tension du texte.

Deux ans plus tard, chez Encrage édition, paraît les Voyageurs sans mémoire, avec cinq textes de plus, dont deux seulement sont repris ici, "la Dernière mission de Lise Reinhardt" et "Nouveau Monde", qui concluent la fresque entamée dans le recueil. Le premier relève d'une S.-F. très classique, bien menée. Le deuxième abuse à mon goût du mode onirique mais, bon, c'est de la S.-F. française, alors… (Curieusement, sur les trois textes des Voyageurs sans mémoire qui sont omis, on trouve celui donnait son titre au recueil, couronné par le prix Rosny aîné, et "Suraa-Kerta", excellente histoire aux résonances exotiques et sheckleyiennes, et ils s'inscrivaient aussi dans la chronologie des Chroniques du futur de Valéry — certes, dans le Troisième Âge en ce qui concerne "Suraa-Kerta", mais dans le Premier Âge pour "les Voyageurs" et "Eux qui rêvaient dans les ténèbres", ainsi qu'un texte qui n'a été repris dans aucun recueil, "À la lune où les étoiles se noient". On remarquera simplement que tous ces textes ont en commun d'avoir été écrits à la fin des années 80, donc un peu avant ceux de la présente sélection ; cette information ressort des très informatifs “Repères bibliographiques” fournis dans les Voyageurs sans mémoire, absents de la présente édition, de même que la préface de Dominique Warfa…)

Chroniques du Premier Âge ajoute huit textes aux sept déjà mentionnés. Sans doubler la longueur de l'ensemble, car plusieurs d'entre eux sont courts — pour ne pas dire anecdotiques. Garde-t-on la cohérence dramatique ? Plus ou moins. Malika Mouloud, personnage-clé des Voyageurs sans mémoire, se retrouve dans "l'Île des femmes", dernier texte du recueil, qui revient sur le voyage interstellaire du Sun Beaver. Mais les nouvelles mettant en jeu clones et mutants sont loin d'être en cohérence avec la trame dramatique de la séquence initiale, et la chronologie qui est donnée en fin de volume souligne la surcharge : en vingt ans, notre futur devrait connaître un maelström de surprises, mêlant clonage, mutants, gravitation artificielle, dislocations temporelles, ouverture d'une “anomalie topologique” au centre de Bruxelles, premier contact de deux façons différentes avec des intelligences extraterrestres… La diversité que l'on apprécie dans un recueil se transforme en incohérence quand on la force à rentrer dans le cadre d'une Histoire du Futur — rassurez-vous, le recueil de Lehman est bien plus incohérent de ce point de vue.

Coup de pot : les nouvelles ajoutées (parues dans Galaxies, Bifrost, et Escales 2001) justifient bien l'achat du nouveau livre. Il y aura peut-être des gens qui priseront l'unique inédit du volume, "Action structurante sur fissure fractale à marée montante" — écrit pour un deuxième recueil du groupe Limite finalement avorté, il me semble un remake prétentieux d'"Elohim". Il y aura sans doute des gens pour apprécier les deux textes de “F. Paul Doster” inclus ici — j'avoue avoir été sensible, plus sans doute qu'à ma première lecture, à "Exil intérieur", avec sa vision catastrophiste (mais individualiste) de la maladie d'Alzheimer. Ce doit être l'âge ! "Le jour où le dernier enfant s'échappa des ruines de l'usine du temps" est un texte ancien qui n'avait connu qu'une diffusion confidentielle. Il tient ici un rang honorable : le propos n'est pas original, mais l'expression admirablement compacte.

Mais je suis sûr que vous prendrez plaisir à quatre textes au moins, "Petite Afrique", "Projet Mimes", "la Cinquième tribu" et "l'Île des femmes". Les deux derniers sont marqués, curieusement, par une sorte d'idéalisation du saphisme, et si "l'Île des femmes" n'est qu'une incursion à moitié réussie en territoire cyberpunk, "la Cinquième tribu", enquête à rebondissements, réussit à tenir le lecteur en haleine au point de lui faire oublier le côté patchwork de l'univers dans lequel elle s'inscrit. "Petite Afrique" donne sans doute trop d'importance à l'idée d'africanité — vue comme s'appliquant à toute personne ayant la bonne couleur de peau. Mais à bien y penser, que sais-je de l'Afrique ? La nouvelle, à ranger dans la veine belgeophile de l'auteur, est en tout cas sacrément bien troussée. "Projet Mimes", raconté à la première personne, dépouillé de tout attirail de jardinage — ce qui veut dire quelque chose chez Valéry —, épicé d'un peu de rage politique, maximise l'impact émotionnel. L'écriture est tendue, proche de la polarité populaire de l'auteur. Vous savez que ce n'est pas pour me déplaire, et ne serez pas surpris que le texte soit mon préféré du recueil.

Comme Serge Lehman, Francis Valéry écrit trop peu depuis quelques années, et les deux (comparés à Denis, Dunyach ou Wagner) se sont mis en marge du milieu S.-F. J'ose espérer que le recyclage de leurs textes anciens est pour eux une manière de se redonner le goût à l'écriture, à l'écriture publiable s'entend, à l'écriture accessible (et de qualité) qui leur fera retrouver l'audience d'il y a dix ans. En attendant… je vous encourage à goûter à ce recueil, même si une bonne partie aura un goût de déjà-lu pour le complétiste dévoué.