KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Céline du Chéné & Jean Marigny : Dracula, prince des ténèbres

essai, 2009

chronique par Éric Vial, 2010

par ailleurs :

L'amateur chevronné, grand connaisseur des vampires, se passera sans doute de ce relativement court ouvrage (la maison Larousse a quelque sollicitude pour les lecteurs dont la vue baisse, d'où plus de lisibilité que de densité ; à partir d'un âge atteint depuis un certain temps par votre serviteur, on ne s'en plaindra guère). C'est qu'il n'est pas fait pour lui. Encore qu'il y glanera peut-être de menues choses qui lui auraient échappé. Et des idées, ce qui n'est tout de même pas négligable. Ce dont il se rendra compte s'il l'achète par principe, s'il est vraiment monomaniaque. Mais bien d'autres trouveront à y apprendre un tas de choses.

Des choses, d'abord, sur Vlad Tepes, Vlad Dracul, Vlad le diable ou le dragon, prince valaque, grand stratège, guerrier audacieux, massacreur sans doute émérite, empaleur sans doute obsessionnel (un palocrate, disait Iznogoud), mais aussi consciencieusement décrié par maints pamphlets très directement intéressés, isolé diplomatiquement, et finalement tué lors d'une dernière bataille en 1476, puis oublié jusqu'au xixe siècle et à la construction des mémoires nationales par, entre autres, la découverte du passé. Démoli par les sources ottomanes, mais aussi saxonnes, réhabilité du côté slave, imité dans certaines de ses facéties par le tsar Ivan IV (le “Terrible”, certes), transformé en héros national par un certain Ceaușescu (voilà deux cautions assez médiocres au plan humanitaire, il faut bien l'avouer), et surtout, quelque peu contaminé par deux autres figures, Gilles de Rais et Elisabeth Báthory, dans l'imagination d'un certain Bram Stoker. Des choses aussi sur la vie de ce dernier, ses sources, sa façon de cristalliser la légende des vampires, elle-même fixée au xviiie siècle, entre les Lumières et leur face sombre. Jusqu'à nécessiter en 1749 une réfutation de leur existence par un pape. Après toute une généalogie, ou des croisements de références, mêlant cannibalisme, revenants, sang du Christ, récits médiévaux à base de morts vivants, première vague d'histoires de vampires aux xiie, xiiie, xive siècles, effets de la peste noire (qui pousse à des enterrements en hâte sans trop vérifier la réalité du décès…), succubes, incubes et autres sorcelleries. Et jusqu'à la mise au point d'un corpus permettant de reconnaître le vampire (non pas les grandes dents, apparues à la fin des années 1950, mais éventuellement des dents pointues, et plutôt, en fait, des taches, des sourcils broussailleux, ou des… poils dans la main, littéralement s'entend, des liens avec la nuit et la Lune aussi, bien entendu) ou de lutter contre lui (exhumation, pieu, décapitation à la bêche, dispersion des cendres ou sépulture à un croisement ce qui est censé désorienter le revenant, clou dans le front du mort pour le fixer dans son cercueil, hostie, citron ou gousse d'ail dans sa bouche, graines de pavot à compter dans la bière ce qui l'occupera, etc.).

Le tout capté par la poésie pré-romantique allemande, elle-même traduite par sir Walter Scott, repassé à Keats et consorts (mais là il s'agit de figures féminines), à Polidori, le secrétaire de Byron, avec une version théâtrale elle-même démarquée par Dumas… Suivent Mérimée, Gautier, Baudelaire, Sheridan Le Fanu (Carmilla), et enfin Stoker. Qui poursuit la tradition populaire née de la littérature gothique en la démédiévalisant, en l'ancrant dans son présent de la fin du xixe siècle et des suites de la révolution industrielle, trains, agences immobilières, ancêtres des dictaphones : une aubaine bien après coup pour le steampunk. Et en utilisant des méthodes de récit alors résolument modernes, à commencer par le collage de documents fictifs, lettres, journaux intimes, télégrammes… L'Angleterre victorienne triomphante se survit par ailleurs, avec son moralisme social, mais les difficultés ont commencé, et l'île se sent en passe d'être envahie : le roman est aussi une métaphore de cette situation. Par ailleurs, il invente la morsure au cou, dote le vampirisme de connotations plus clairement (hétéro)sexuelles, et par la contamination avec Vlad Dracul, aristocratise un personnage jusque-là plébéien.

De quoi assurer, finalement, une relative immortalité au personnage, et sinon à son auteur, du moins à sa mémoire, lui-même profitant peu d'un succès surtout posthume, et lié au cinéma, à partir de 1931, presque vingt ans après sa mort. Autre étape de l'histoire, avec ses hauts et ses bas, ses moments de sérieux et ses phases où seule la parodie peut être de mise, sa réexportation par la mondialisation de la culture américaine, une renaissance avec le relais de Bela Lugosi pris par Christopher Lee en 1958 assorti d'une érotisation timide mais évidente, la multiplication des novellisations, la production de masse qui intègre le personnage dans un folklore assez largement partagé pour produire dans les années 1970 de sympathiques parodies, des variantes humoristiques, des versions pour enfants, des intégrations aux super-héros de Marvel. Jusqu'à nos jours, encore que la bibliographie soit plus actualisée que le texte proprement dit, avec BD, mangas et jeux de rôles (mais le texte n'oublie pas par exemple les dessins de Plantu, et Nicolas Sarkozy en vampire de dessin animé pour enfants). Et comme tremplin à des considérations conclusives sur les ambivalences actuelles du bien et du mal, les tourments des vampires d'Anne Rice, l'ancienneté de la dérision et des versions humoristiques, les résurgences romantiques jusque dans Fascination, la dimension xénophobe injectée par Stoker et développée par le cinéma de la Grande Crise avant d'être assez heureusement récupérée par la lutte contre le nazisme puis recyclée pour la Guerre froide… considérations aussi sur le sexe refoulé ou affiché, Vampirella y compris mais aussi des harlequinades, considérations sur le sang, sur Éros et Thanatos, sur les phantasmes et les perversions, sur la culpabilité, l'attraction et la répulsion…

Voilà sans doute trop de choses déversées trop vite dans un compte rendu : je crois entendre maugréer un rédacteurenchef porte-voix du lecteur. Certes. Mais c'est peut-être parce qu'il en est ainsi dans le livre. Ce qui n'est pas un défaut : il détaille le moins directement accessible, le plus ancien, le socle dur ; il cataloguise éhontément, allusionne et esquisse pour le plus récent. À chacun de chercher et de compléter. En considérant qu'il s'agit d'une introduction. D'un guide, d'un menu pour ceux qui en redemanderont. Après tout, ce n'est pas mal…

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 65-66, juillet 2010

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