KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Retour sur la SF

éditorial à KWS 65-66, juillet 2010

par Pascal J. Thomas

par ailleurs :

Une dizaine d'années après Escales sur l'horizon, anthologie-manifeste publiée en 1998 au Fleuve noir et affirmation de la revitalisation que connaissait à l'époque la SF française, Serge Lehman revient explicitement sur ses propres traces avec Retour sur l'horizon. Aux “seize grands récits de Science-Fiction” annoncés en couverture du précédent volume répondent les “quinze grands récits de Science-Fiction” du présent ouvrage. Laissons de côté le fait, décevant, que depuis des années Serge Lehman soit calé sur la thématique du retour, un retour souvent sur lui-même et qui ne nous apporte pas de créations nouvelles aussi revigorantes que pouvaient l'être F.A.U.S.T. [ 1 ] [ 2 ], Aucune étoile aussi lointaine ou tout le Cycle du Picte. Tout du moins en littérature : j'ai ouï dire que Lehman est actif côté ciné ou BD, sans avoir examiné la chose de près.

Ce qui est sûr est qu'il demeure un penseur stimulant de la SF, en perpétuel aller-retour entre sa création (passée ou future), sa théorisation, et la situation sociale et économique du genre. L'introduction, riche de quarante-deux pages, d'Escales sur l'horizon, se focalisait sur les problèmes d'acceptation de la SF par le milieu littéraire français (acceptation intellectuelle, mais aussi et surtout acceptation commerciale, vécue comme un corollaire). Dans Retour sur l'horizon, on nous annonce une bonne nouvelle : la SF est sortie de son siècle de purgatoire, et l'irruption en son sein d'écrivains “décisifs” annonce sa rentrée dans le discours intellectuel.

On pourra discuter de cette affirmation, et plus encore des conséquences que l'on peut en espérer ; il me paraît à peu près certain que la communauté établie des auteurs de SF ne sera pas intégrée dans ce mouvement de la littérature générale vers les thèmes de SF. Comme avant, et sans doute plus qu'avant, des auteurs validés par l'institution implicite de l'édition et de la critique “respectables” se tourneront vers des thèmes qui furent ceux de la SF, limiteront moins leurs horizons, vendront leurs livres, et obtiendront peut-être même des prix Nobel. La chose s'est vue. Pour l'auteur de SF de base, badigeonné d'emblée aux couleurs du divertissement populaire, il sera plus difficile de percer. Du moins de son vivant (voir l'exemple significatif de Philip K. Dick). Ou alors, il faudra passer par la mort symbolique de l'effacement de ses attaches avec cette maudite SF ; prendre un nouveau pseudo peut aider, mais n'est pas nécessaire : voyez comment la critique avait salué ce magnifique “premier roman” qu'était l'Été en pente douce d'un certain Pierre Pelot…

Vétilles que tout cela. Lecteurs nous sommes, et ce sont les textes qui risquent d'arriver entre nos mains à l'avenir qui doivent nous intéresser. L'évolution qui se dessine n'est pas le propos principal de Lehman, qui se penche sur les raisons du long ostracisme de la SF, qui en 1903 pouvait encore être couronnée par un Goncourt. Après avoir écarté, un peu vite, un certain nombre de raisons pour lesquelles la SF peut ne pas plaire — ne faudrait-il pas tout simplement invoquer le fait que le bon goût littéraire, formé par le dépassement des plaisirs immédiats, s'attache à la forme plus qu'au contenu, qui quand on le réduit à ses ingrédients essentiels ne varierait jamais guère ? —, Lehman isole ce qui est pour lui l'élément décisif : la SF se préoccupe de métaphysique, tandis que la littérature générale, acceptée, considère comme naïveté ces questions sur la réalité et l'univers, et centre son propos sur l'expérience vécue, la psychologie, la condition humaine telle que nous la connaissons (et non telle qu'elle pourrait être quand poussée à ses limites).

Il n'a pas tort. Se préoccuper sous une forme romancée de la fin de l'Humanité, ou de la civilisation, de la définition même de ce qu'est la vie, l'humain ou l'intelligence, du sens que l'on peut donner à la notion de réalité, voilà qui reste le propos de la SF (et parfois celui de la Fantasy, mais guère celui du Fantastique, qui greffe son étrangeté sur un monde familier). Je pourrais lui reprocher un emploi flottant du terme “métaphysique” : je le comprends comme une branche de la philosophie, qui n'envisage les explications religieuses que si l'auteur concerné a intégré le transcendant à ses axiomes (ou s'est mis en tête de démontrer son existence, entreprise qui convainc de moins en moins de gens de nos jours). Alors, je suis d'accord avec Lehman quand il dit p. 19 que la SF pose « les questions ultimes » (« la destination, [le] propre de l'Homme, l'immortalité et la nature du réel ») « en termes concrets : par la technique ». Mais je suis surpris que dès qu'il a levé le lièvre métaphysique, p. 17, il passe deux pages à parler de SF et de religion, ou du moins à mettre en évidence la persistance du langage et des images religieuses dans bien des œuvres de SF. Non qu'il n'y ait pas de matière : une bonne partie de la SF est une littérature prométhéenne, qui ne se laisse pas impressionner par le ou les dieux, les tutoie, les rudoie, et parfois retrouve leur cadavre en orbite autour d'un soleil lointain (Message de Frolix 8). Autant dire que ces dieux ont perdu la transcendance, et que la SF a (souvent) perdu la religion.

La métaphysique au contraire s'est dégagée comme concept à partir du moment où il y a eu une physique ; où l'on a compris que des mécanismes rationnels, sans appel à la foi ou à la révélation, pouvaient expliquer le monde ; autrement dit, quand il y a eu une physique, dont on puisse distinguer le “méta”. Disons que cela s'est produit au xviiie siècle, entre Newton et d'Alembert. C'est une théorie désormais répandue que le Fantastique, puis la SF, sont nés de l'écart croissant entre la théologie et la vie intellectuelle en général.

Si la SF, ne serait-ce que par le jeu des effets d'échelle, a vocation à flirter avec la métaphysique, elle a beaucoup plus de mal à être authentiquement religieuse. On touche ici à notre sport favori, la définition de la SF. Tenons-nous à la “conjecture romanesque rationnelle” chère à Pierre Versins : la SF est vraiment SF quand elle dépouille ses interrogations métaphysiques de toute magie, de tout surnaturel. Et c'est ce qui peut parfois la distinguer de la Fantasy (catégorie dans laquelle je range sans hésiter les œuvres de C.S. Lewis).

Ce flou — ou cette interprétation différente des catégories mises en jeu : Lehman est trop réfléchi pour être simplement flou — ne peut manquer d'influencer sur la conception que Lehman a de la SF. D'où les hésitations que j'ai sur l'emploi du mot "Science-Fiction" pour décrire tous les textes du livre. Dans KWS 64, notre ami Noé Gaillard a été beaucoup plus tranché. Mais je partage une bonne partie de ses réserves.

Plusieurs facteurs entrent en jeu. Quand on entreprend un état des lieux, et qu'on veut un livre lisible, il est inévitable que, par leur métier, s'imposeront un certain nombre d'auteurs. Il n'y en a pas tant qui produisent au plus haut niveau, et suffisamment. Que la plupart des noms au sommaire soient connus ne me surprend pas. La faiblesse de certains textes peut décevoir ; Daylon ou David Calvo, par exemple, ne m'ont pas convaincu. Mais dans l'ensemble, je ne me suis pas ennuyé en lisant le livre. On peut certes arguer que Thomas Day, Éric Holstein ou Laurent Kloetzer n'ont pas forcé leur talent ; mais ils se lisent bien, transmettent des idées SF (je ne m'attendais pas à autant de technicité informatique de la part de Day, même s'il fonctionne à l'adrénaline en nous donnant un hybride de Mad Max et la Route [ 1 ] [ 2 ]), et n'ennuient pas même s'ils ne surprennent pas.

Ce qui me gêne le plus, c'est le nombre de textes qui ne relèvent pas de la SF. Il en est qui sont de la part de Lehman des transgressions assumées, et avouées ; "Temps mort" d'André Ruellan (toujours bon, malgré là encore un manque d'originalité), "Je vous prends tous un par un" de David Calvo, déjà mentionné ; ou "Ce qui reste du réel" de Fabrice Colin, qui relève de la méta-fiction. Il est des textes qui subvertissent les règles du jeu littéraire, sans faire appel au surnaturel, et leur jeu en creux avec le rationnel pousse à les accueillir sous le parapluie de la SF. En dépit de tout le plaisir qu'ils nous procurent, il est bon d'être conscient de la différence. Je dirais que "Hilbert Hôtel" de Xavier Mauméjean relève de cette même catégorie de jeu impossible sur les fondements de la rationalité. Ici, Mauméjean s'empare d'une vue de l'esprit mathématique bien connue (un hôtel avec un nombre infini de chambres, imaginé pour rendre palpable l'étrangeté de la théorie des ensembles dès qu'on aborde l'infini). L'emploi du nom de quelques mathématiciens célèbres (Noether, Ascoli) et l'écriture toujours fluide de Mauméjean n'ont pas réussi à me faire oublier que ce magnifique objet impossible avait déjà été mis en scène de façon plus ludique par Rudy Rucker.

"Les Trois livres qu'Absalon Nathan n'écrira jamais" de Léo Henry allie intelligemment la méta-fiction avec un aspect SF (une société où la créativité artistique est devenue obligatoire et artificiellement suscitée par l'État), et restera une des nouvelles mémorables du recueil. Même si la dystopie impliquée par le contexte le cède en intérêt aux trois histoires qui sont évoquées.

Plus gênants, à mon sens, les textes qui se présentent comme de la SF et sortent subrepticement du cadre. Gênant ? Non ! Révélateur. La SF, si c'est la conjecture rationnelle, ce n'est pas de la prospective d'ingénieur. Il y a toujours au cœur de la création une part de fantasme, d'impossible perçu par l'auteur ; ce qui rend SF cet impossible (plutôt que conte merveilleux, disons), c'est la qualité de l'armature de discours d'aspect rationnel, intégrant autant de réalité que faire se peut, qui vise à détourner notre attention de cette impossibilité, ou de cette invraisemblance. À ce point, la SF de langue anglaise (qui, en notre xxie siècle, reste un modèle plus ou moins allègrement accepté) et sa cousine française divergent : l'auteur français va, souvent, admettre sans grand remords des situations inexpliquées plus ou moins invraisemblables, qu'en moyenne l'auteur américain (disons) ne tolérera pas, ou essaiera d'expliquer différemment. Lehman, bien entendu, est du côté français de cette déchirure parfois négligée ; et il serait intéressant de se demander si, à l'époque fondatrice à laquelle il fait référence (la charnière entre xixe et xxe siècles), cette différence existait. Jules Verne, en tout cas, considérait qu'elle était présente entre lui et H.G. Wells, mais dans l'autre sens !

Exemples illustratifs : "Dragonmarx" de Philippe Curval, sorte de récit de Fantasy uchronique à contenu politique (ambigu, heureusement). Bon texte, un peu convenu peut-être, car le retournement du protagoniste est un procédé prévisible ; mais qui ne relève de la SF que si on lui accorde le statut d'œuvre parodiant cette sœur ennemie qu'est la Fantasy (et sur le même registre, je préfère encore la version BD de l'exercice qu'avait donnée Pierre Christin avec les Héros de l'équinoxe, une aventure de Valérian et Laureline). Jérôme Noirez, avec "Terre de fraye", donne un récit foisonnant et baroque. De bonne facture, mais trop invraisemblable, avec son surfer médiatique allant à la rencontre des extraterrestres, pour que j'arrive à le lire comme de la SF. Là encore, il y a une divergence dans la gamme de ce que Lehman ou moi pouvons accepter comme SF.

Au total, je ne trouve que huit textes de SF dans les quinze grands récits, avec des choses superbes comme "les Fleurs de Troie" de Jean-Claude Dunyach — c'est cyberpunk et space opera à la fois, beau comme du Bruce Sterling… non, plus ! comme du Dunyach, grâce à la couche émotionnelle déposée sur le silicium — et "une Fatwa de mousse de tramway" de Catherine Dufour, qui explore avec beaucoup plus de connaissance technique qu'Éric Holstein (et donc d'originalité) les mensonges sur lesquels se bâtit la société pseudomarchande actuelle, fondée sur la décadence et la déformation insidieuse du capitalisme. Plus politique, moins étonnant, lisible en “blanche” comme on peut y situer Kafka, "Pirate" de Maheva Stephan-Bugni reste fort agréable. Day, Daylon, Kloetzer, Henry, cités ci-dessus, complètent la huitaine.

C'est grave ? Non ! S'il a voulu donner une image de la SF en voie de transformation, bouillonnant sur ses marges et se fragmentant en une multitude de courants par contact avec une multitude d'autres influences, Lehman n'a pas mal réussi son coup, même s'il est parti d'une conception de la SF que je ne partage pas en tout point. Inévitable sans doute, car comme Gérard Klein le rappelait il y a déjà longtemps, les genres littéraires comme les langages tendent au fractionnement plutôt qu'à la fusion, et on ne peut sans doute plus parler de SF au singulier, et depuis longtemps.

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