KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Scott Westerfeld : Léviathan

(Leviathan, 2009)

roman de Fantasy pour la jeunesse

chronique par Éric Vial, 2010

par ailleurs :

Les vieilles ficelles du récit populaire sont increvables. De façon générale, il est d'ailleurs difficile de crever une ficelle. On a donc ici, sur fond de steampunk massif, deux figures des plus traditionnelles, et des plus propres à accrocher les pré-adolescents, et quelques autres : le prince dépossédé, orphelin devant se battre presque seul pour sa survie et éventuellement son rétablissement dans ses droits, et la jeune fille se faisant passer pour un homme afin de s'engager dans une armée où l'on suivra ses exploits. Tous deux bourrés de talents (au prix d'un très réel apprentissage), mais aussi capables de gaffes monumentales, surtout le garçon. Et malgré une incompatibilité initiale de pays et de milieu, avec des histoires vouées à converger au fil de chapitres confirmant un principe datant de l'antiquité latine : les muses aiment les chants alternés. Pour la précision, le prince découvre en même temps et la mort de ses parents, et sa dépossession, et la félonie qui l'entoure, et le statut qu'il pourrait revendiquer et dont il ignorait jusque-là toute l'étendue. Et la jeune fille est elle aussi orpheline, d'un père qui a beaucoup fait pour son éducation et une vocation d'aéronaute, et n'a aucune appétence pour le destin de dame post-victorienne comme-il-faut que lui prépare le reste de sa famille. Pour la précision aussi, le recyclage des ficelles du récit populaire ne va pas jusqu'à la reprise de la caractérisation traditionnelle des personnages secondaires, et on cherchera en vain le compagnon d'aventure à vocation comique (Haddock, Obélix, Fantasio) ou le vieux puits de science quelque peu distrait (Tournesol, Panoramix, Champignac), ce qui pourrait être une bonne chose car faisant échapper à un schéma inusable mais très utilisé, mais renvoie plutôt à la faiblesse extrême de la caractérisation de la plupart des personnages secondaires.

Les deux personnages principaux, voués à converger, évoluent dans un univers steampunk, donc cousin éloigné du nôtre, à l'été 1914. La géopolitique est supposée être celle que nous connaissons, du moins dans ses grandes lignes. Angleterre, Russie, Serbie et France d'un côté, Autriche et Allemagne de l'autre. L'empire ottoman penche vers ce second groupe. La Suisse est naturellement neutre. L'Italie semble laissée dans les limbes d'un flou total, à en oublier à un certain moment qu'elle a une frontière commune avec l'Autriche. L'existence d'autres pays neutres ou provisoirement tels est manifestement oubliée. De quoi supposer que l'on a affaire à une Europe quelque peu simplifiée, vue depuis l'autre côté de l'Atlantique. Les deux camps en présence ont été par ailleurs fortement homogénéisés. D'un côté, les “darwinistes” héritiers d'un Darwin qui aurait percé les secrets de l'ADN un bon siècle avant sa découverte réelle, d'où le développement d'une faune domestique artificielle fournissant énergie mécanique, moyens de transport voire armes et gadgets divers, bovidés gigantesques, éléphants modifiés ou mammouths ressuscités, pacifiques loups géants, oiseaux et lézards répétant les messages qui leur ont été confiés, méduses gonflées à l'hydrogène et jouant le rôle de ballons captifs, ou le léviathan éponyme, sorte de baleine creuse volant également grâce à l'hydrogène fourni par d'autres bestioles elles-mêmes nourries par le miel d'abeilles sans dard, parcourue par les lézards sus-cités ou par de curieux chiens à six pattes voués à la recherche des fuites de gaz, et abritant des faucons de combat qui déploient des toiles d'araignées gorgées d'acides, ou des chauves-souris nourries de figues farcies de pointes de flèches, ces dernières pouvant être expulsées par les voies naturelles, sur commande, pour hacher menu un quelconque objectif. On y ajoutera des animaux naturels, dont un loup marsupial australien, espèce qui n'avait d'ailleurs pas disparu de notre réalité à l'époque considérée. De ce côté-là, on insiste sur les avantages de machines biologiques capables de se reproduire d'elles-mêmes, et de pourvoir à leur propre sustentation, sans trop insister sur les possibles aléas de la recherche de ladite sustentation. Dans le camp d'en face, chez les “clankers”, on fait confiance à la mécanique, et là encore assez peu aux roues mais plutôt à l'imitation de la locomotion animale, effectivement plus tout-terrain, avec des engins de combat bipèdes renvoyant furieusement à la technologie de Star wars, ou peut-être aux robots japonais des goldorakeries, mais aussi des structures plus stables, à quatre, six ou huit pattes, imitant les chevaux, les insectes ou les araignées. Chaque camp juge répugnant le matériel de l'autre, et ce sont nettement deux civilisations qui s'affrontent, ce qui nous éloigne d'une réalité où la Russie des tsars n'était manifestement pas plus proche des régimes libéraux occidentaux que des empires centraux, et ce qui explique peut-être aussi l'impasse sur une Italie appartenant à un camp au début du conflit, ne participant d'abord pas à ce dernier, et se retrouvant engagé dans le camp d'en face après moins d'un an, pour d'impérieuses raisons de fonctionnement économique et d'ordre social. Encore que pour ce qui est des retournements, une partie de l'histoire en prépare peut-être un, puisqu'il est question de la livraison d'un vaisseau biologique britannique, littéralement encore dans l'œuf, à un empire ottoman par ailleurs plutôt germanophile, contre l'avis du premier lord de l'amirauté, sir Winston Churchill auquel, certes, le monde doit énormément lors d'un épisode ultérieur, mais qui avant cet épisode crucial n'avait guère été remarquable par la justesse de ses vues. Bref, le schéma général a été dessiné à la hache, et la scène initiale où le petit prince pas encore dépossédé joue aux soldats de plomb, faisant s'affronter les deux camps par-delà des fortifications faites d'un coupe-papier, d'un encrier et de quelques stylos à plume révèle sans doute l'origine de l'ensemble, la rencontre fortuite de petits soldats, de robots divers et d'animaux en plastiques, d'échelles variées. Mais après tout, cet aveu de la dimension ludique de l'opération est tout sauf antipathique, et les incohérences par rapport à notre monde n'engagent que le lecteur par ailleurs vaguement historien, qui ne doit pas constituer le cœur de la cible visée. D'autres passeront là-dessus sans même remarquer l'obstacle, et se délecteront du mélange de jouets d'enfants transformé en roman.

Ou plutôt en roman-s, car il s'agit là, selon une méthode bien éprouvée, du premier tome d'une trilogie. On peut d'ailleurs s'interroger sur le choix de publier un volume par an, les suivants étant annoncés en version française pour septembre 2011 et 2012 : il n'y a pas forcément de quoi fidéliser le jeune lecteur, le miracle Harry Potter n'étant pas reproductible à volonté. En tout cas, on a affaire à un volume de mise en place, où il s'agit de faire se rencontrer les deux personnages principaux, avant de les envoyer en direction des Ottomans déjà évoqués. Exposition qui n'empêche pas quelques morceaux de bravoure : d'un côté, un vol libre à bord d'un aérostat pas vraiment conçu pour cela, des démonstrations de l'équipement et du fonctionnement du léviathan, dont un atterrissage en plein Londres, une bataille aérienne plutôt rude l'impliquant également, son naufrage sur un glacier alpin ; de l'autre, une fuite précipitée, des tentatives plus ou moins réussies pour se ravitailler, l'affrontement avec des poursuivants peu amènes, le repli dans un refuge isolé ; et une fois tout le monde réuni en terrain emblématiquement neutre, une rencontre houleuse, des échanges d'otages, des mensonges réciproques, un ennemi commun à affronter, une coopération forcée, et non moins emblématiquement, au-delà de la fusion relative des deux groupes, la fusion de leur matériel, puisqu'il fait le montage des moteurs de la machine bipède endommagée sur la baleine géante pour que celle-ci puisse reprendre sa route sous le nez d'ennemis aussi dangereux pour le prince dépossédé que pour la demoiselle grimée en aspirant.

On ne se plaindra évidemment pas que les ficelles soient grosses, que les prémices d'un coup de foudre soient manifestes, que la convergence des deux histoires soit évidente dès l'origine, ou de l'identité du petit prince et son rapport avec l'attentat de Sarajevo. De deux choses l'une (l'autre, c'est bien connu, étant le soleil) : si l'on connaît un peu la situation réelle, on apprécie le jeu de décalage et on apprécie aussi de deviner avant les personnages une partie de ce qu'ils ignorent, selon un mécanisme de valorisation du lecteur à peu près aussi classique dans le roman-feuilleton traditionnel que le sont les deux archétypes servant ici de personnages principaux ; l'autre situation revient à se laisser conduire par l'histoire en la découvrant sans références, pour un très possible jeune lecteur ignorant fortement le passé, ce qui est une tendance à vrai dire naturelle mais aggravée par la politique de l'actuel (2010) ministère français de l'Éducation nationale, entre idiosyncrasies pédagogisantes accumulées de longue date et volonté plus récente de complaire à un très haut personnage de l'État (toujours 2010) dont on sait l'allergie à ce qui peut ressembler à une vague culture ou à une pensée organisée : les motifs de lamentation ne manquent pas mais ne concernent ni ce livre, ni sa réception potentielle. Et si on peut être plus sceptique quant à l'intérêt des illustrations, bien près de cinquante, souvent pleine page mais tendant aussi vers le cul-de-lampe, qui semblent destinées à asphyxier l'imagination plus qu'à la faire fonctionner, il faut bien reconnaître qu'elles donnent au volume de vagues allures d'éditions Hetzel des romans de Jules Verne, ou d'ersatz au Livre de poche de ces dernières plus faciles à trouver, et que cela peut avoir certain charme.

Que dire d'autre ? Que le lecteur adulte, et même quelque peu engagé vers la sénescence, peut largement trouver du plaisir à cette lecture, ce qui n'est déjà pas mal, surtout du point de vue de KWS. C'est peut-être un effet de la nostalgie de l'enfance, mais c'est comme ça, ça vaut d'être noté, et cela devrait justifier un compte rendu ici. Non mais.

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 67, décembre 2010

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