KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Michel Jeury : May le monde

roman de Science-Fiction, 2010

chronique par Noé Gaillard, 2010

par ailleurs :

« Nommer, non, rien n'est nommable, dire, non, rien n'est dicible, alors quoi, je ne sais pas, il ne fallait pas commencer. »

Samuel Beckett : Textes pour rien, XI(1)

Ce livre marquerait bien une sorte de rentrée littéraire en matière de SF. Aussi attendu par les amateurs éclairés qu'un Houellebecq par les autres. Et peut-être pas si surprenant que cela si l'on considère les rééditions qui l'ont précédé (aux Moutons électriques et chez Bragelonne).(2)

Bref et partiel résumé. On relèvera trois histoires concomitantes mais ne se déroulant pas nécessairement dans le même univers-monde, œuf-monde ou monde candide (le meilleur des mondes possibles ?). Un résistant à l'oppression poursuivi et associé à une jeune femme. Une ex-infirmière qui se cherche et fuit ceux qui ne veulent pas qu'elle se réfugie dans un autre monde. May (ou Mai, ou Mais) et sa maladie en rémission ou en phase terminale et son petit monde ex-magique envahi par des “soignants” à la poursuite d'une panthère. Et tout cela sous le signe du docteur Philip H. Goldberg et celui plus manifeste du changement (le verbe changer est même dans la dédicace).

Manifestement une idée forte de l'auteur puisque dans l'anthologie Utopies 75, on trouve "la Fête du changement" (à côté de trois récits signés Curval, Renard et Andrevon).(3) Dans ce texte, par endroits un peu trop explicatif, on trouve une approche du changement alors que dans May le monde, le changement est considéré comme “connu”. Le changement, petit rappel :

« On ne peut définir le changement, ni l'expliquer. Et à peine le décrire. C'est la réalisation, permise et voulue par la société, d'un très profond désir qui existe en chaque être. Et chacun doit chercher ce désir en lui-même pour le connaître… Nul en tout cas, ne peut assouvir seul cette faim. C'est la formidable pression d'un énorme consensus social qui rend possible le changement. Toute tentative pour élucider plus profondément le phénomène serait abusive et imprudente. » in Utopies 75, p. 33.

« On change toujours seul » (ibid.)

« Lorsque s'annonce le processus du changement, l'être promis à un nouveau destin traverse une sorte de crise cyclothymique. Les périodes d'exaltation, de puissance et de joie succèdent aux périodes d'abattement, de lassitude et d'indifférence suivant un rythme régulier. » (p. 41).

« Le changement n'est pénible que si l'on résiste au processus. »

« Au début ça se traduisait par des trous de mémoire vertigineux. »

« Changer c'est devenir » (p. 58).

« Le changement est le meilleur remède à tous les maux du corps et de l'âme. » (p. 70).

« Le changement n'est pas une fin en soi. » (p. 72).

On notera que ce Changement s'effectue, dans les deux œuvres, dans le cadre du Lien… Le grand lien qui unirait tout le monde. Dans tous les cas, il me semble qu'on peut le considérer comme l'“évolution” d'un individu, son épanouissement, sa plénitude. (« Darwin, un célèbre savant du xixe siècle qui a découvert la sélection ou le changement. », p. 29 de May le monde).

Vous avez compris que nous sommes en présence d'un grand roman jeuryen avec ses thèmes, ses désirs et surtout ses envies de se faire plaisir sans nous ennuyer. Et le roman met en pratique. Ça change tout le temps. Ça saute d'un temps, d'un monde à un autre sans crier gare. Au lecteur de convertir son mode de lecture. Nous ne sommes plus dans une structure narrative classique ; un flot nous emporte et nous ballote au gré de l'auteur. Jeury est ici au mieux de son art d'écrivain, capable à la fois de nous faire rêver et de réveiller en nous les échos de ce qui nous constitue.

Ces millions d'infos enregistrées sans que nous y prenions garde. Ces échos qui nous font interpréter les écrits à notre façon et souvent changer. Si on peut estimer qu'il existe au moins trois sortes d'écrivains et/ou de lecteurs : ceux qui s'attachent à l'histoire (bouillonnement d'aventures, rebondissements en continu), ceux qui s'attachent au style (récits plats et banals dans une langue parfaitement maîtrisée), ceux qui s'attachent aux deux (je laisse à chacun le soin de glisser le nom des auteurs dans les parenthèses correspondantes ; je ne voudrais pas me faire plus d'ennemis que j'en ai), Jeury fait pour moi partie de cette dernière catégorie. Et il se permet ici ce que peu ont osé (voir la préface de Gérard Klein à Surface de la planète) : il invente une langue. Une langue qui, à mon humble avis, n'a rien d'artificiel et qui est facile à comprendre exactement comme celle que Daniel Drode invente pour son roman. Celle de Michel Jeury me fait penser à de l'espéranto : « Sauf que les tzars s'étaient billé les finges dans l'œil. » (p. 231). On comprend directement même sans se rappeler qu'en anglais finger signifie doigt. Dans d'autres cas, la compréhension vient de notre connaissance de notre propre langue : « Ils rient ensemble comme des droms changés en chams. », p. 69. On aura reconnu “rire comme un bossu”, et, puisqu'ils sont deux, un chameau à deux bosses. Si vous voulez saisir le procédé de Jeury, reportez-vous à la page 177 de May le monde ; vous y trouverez aussi une belle contrepèterie (et je suis sûr qu'il y en a d'autres) : « Elle fait contre grosse pète bonne bine. ». Et Jeury, en authentique créateur, n'abuse pas de sa trouvaille ; il n'en fait pas un procédé (sauf pour le plaisir de jurer éprouvé par May, qui ne s'en prive pas, c'est de son âge : « Bordel de chite ! »). Et cela lui permet de se faire plaisir à travers quelques allusions fines (merci de rectifier si je fais erreur). Ainsi « mon Spic bleu », p. 77, nous renvoie au stylo à bille de marque Bic puisque son créateur, le baron Bic, courut de nombreuses régates… Allusions nombreuses et pas nécessairement soutenues par la langue inventée. J'ai noté un “Willard Berwer” général des fourmis, p. 84. Un « ses cornes de Slan », p. 201. Un « Son ventre et ses aines dessinent une exquise carte de l'Inde, au triangle brodé de soie noire. », p. 201, qui me renvoie à la chanson de Guy Béart "Chandernagor". Je n'ai pas tout repéré mais je suis persuadé que chaque lecteur peut aussi y trouver son compte de références.

Comment, vous n'avez pas vu le rapport avec Surface de la planète ? Pardon, j'ai oublié de vous donner trois citations. Les voici :

« […] ia pas de courbure de la surface, ia pas d'antipodes, ecce terra… » (p. 35).

« […] l'idée sacréditée de l'immobilité. » (p. 37).

« Il ne sut en dire plus, car les termes appropriés manquaient et les autres taisaient l'idée. » (p. 40).

Cette dernière sert en évidence à montrer l'importance du langage. Un langage où l'on aura reconnu une double ou duelle locution latine et un superbe mot-valise.

« Ainsi se manifeste de Daniel Drode à Michel Jeury, l'extraordinaire capacité de la Science-Fiction à assimiler les formes et les sujets du monde présent et à devenir l'un des courants les plus significatifs de la littérature du xxe siècle. […] À ce niveau, la Science-Fiction libère le langage et le récit parce qu'elle se donne pour fiction, mais elle s'établit en même temps comme pertinente à l'expérience de la réalité parce qu'elle ne néglige pas, aristocratement, d'en rendre compte. » (Gérard Klein, préface à Surface de la planète, p. 23-24)

Qu'ajouter à cette dernière citation ? Qu'il faudra trouver de bons traducteurs pour exporter ce dernier roman (de SF — voir sa préface testament) de Michel Jeury et surtout que vous vous devez de lire ce roman et de replonger dans l'univers jeuryen…

Noé Gaillard → Keep Watching the Skies!, nº 67, décembre 2010


  1. En épigraphe à "Dedans", nouvelle de Daniel Drode (1963) reprise à la suite du roman Surface de la planète dans la collection "Ailleurs et demain" chez Robert Laffont en 1976.
  2. « La plus foutue chite merde de l'éternété » dans "le Cinquième horizon", nouvelle inédite du recueil Escales en utopie (Bragelonne, 2010), où les personnages parlent un langage proche de celui de May.
  3. En "Ailleurs et demain" chez Robert Laffont. Le texte sera repris dans le Livre d'or de Michel Jeury chez Presses Pocket en 1982, et on peut le lire sur le site de Quarante-Deux depuis 1998.

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