KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Patrick Cothias ; Patrice Ordas : Hindenburg : les cendres du ciel

roman fantastique et histoire secrète, 2011

chronique par Éric Vial, 2012

par ailleurs :

Chez Bamboo, un éditeur de bandes dessinées, deux auteurs de bandes dessinées nous livrent une bande dessinée. Sous forme de roman. On ne s'en plaindra pas. Surtout quand on aime la bande dessinée. Le rythme est là, l'efficacité, le sens de l'image. Et si le thème annoncé par le titre et la couverture est tout à fait historique, dès les premières pages on est orienté vers le fantastique. Entre les pouvoirs, ignorés par eux-mêmes, des arrière-petits-enfants d'un Indien du Grand Nord canadien, dispersés en Europe, et des protections occultes dont semble bénéficier Hitler – cette seconde piste étant largement une impasse d'ailleurs.

Par la suite, les personnages principaux ou secondaires s'accumulent, avec une héroïne-héritière-aventurière canadienne, sa coéquipière irlandaise, un architecte d'intérieur allemand en butte à l'homophobie nazie, un brocanteur disparaissant à la vitesse d'un personnage de premier chapitre des premiers romans de Laurent Genefort, une jeune juive allemande qui va se retrouver au service des nazis, puis un aviateur-contrebandier français, un rejeton de la bourgeoisie espagnole proche du POUM, une prostituée et tricheuse professionnelle parisienne, une nonne italienne vite défroquée, et pour faire bon poids Roosevelt et Churchill. Plus Roger Salengro, ministre de l'Intérieur de Léon Blum. Et un lieutenant des Marines. Et le croisement d'un loup et d'un chien, ressemblant plutôt à celui d'un lycaon et d'un ours, qui suit tout cela et intervient en cas de nécessité absolue. Cherchez dans cette liste qui sont les improbables descendants du vieil Indien sus-cité. Ceci pour les héros (on pourrait ajouter l'ombre de Charlie Chaplin mais il n'intervient pas directement – et un des personnages de la liste ne sera perçu positivement que dans les toutes dernières pages). Et en face, Hitler, Himmler et Heydrich, plus leurs subordonnés et séides, plus une sorcière de la Forêt Noire carburant à la haine du genre humain, un prestidigitateur, des jumelles élevées dans le culte du nazisme, un gamin polonais plus ou moins capable de prédire l'avenir… Et quelques autres. Plus en prime, mais ne jouant pas tout à fait dans la même catégorie, un gendarme français particulièrement borné, et un député très à droite, ami du catastrophique Joseph Barthélémy, juriste crapoteux et futur garde des Sceaux de Vichy, accompagné du sieur Maurras (dont les auteurs oublient manifestement qu'il était sourd comme un pot). J'en oublie probablement.

Voilà pour le casting. Pour les décors, on n'a pas davantage lésiné. Outre le Grand Nord canadien, on citera ici les bureaux de deux journaux new-yorkais, les locaux de la maison Zeppelin, la demeure où un chef nazi donne réception, le camp de Dachau, Barcelone juste au moment où éclate la guerre civile espagnole, la frontière française, un aéroport du sud de Paris, une brasserie intra-muros, la maison de Churchill, la Maison Blanche, le stade olympique de Berlin en pleins JO, un château transformé par les nazis en lieu de formation pour armes humaines, le zeppelin Hindenburg du titre (qui écrase de sa masse un avion léger à aile haute, un autre appareil d'époque, ou une Rolls…). On en passe. Les aventures sont à l'avenant, avec fuites, évasions, duel, rencontres de hasard, enlèvements, barricades, crimes monstrueux, retournements de situation dont un quasi-dernier quelque peu capillotracté, et duels psychiques. Ces derniers, cités parce qu'il faut bien en venir là.

Parce que sinon on serait simplement dans un roman historique bien mouvementé, avec des personnages fortement dessinés même s'ils ne sont guère profonds, et des situations fortes. Ce qui ne serait pas rien mais n'aurait pas tout à fait sa place ici. Or ce n'est pas tout à fait ça. En effet, on fait dans le parapsychique. La torsion de petites cuillers vue comme un amuse-gueule. La réunion de médiums ou de sorciers catalysant leurs pouvoirs, pourtant déjà pas minces quand il s'agit d'aller trifouiller dans les entrailles d'autrui avec des effets létaux sur icelui. D'un côté, une sélection opérée par les nazis, qui ne sont d'ailleurs pas tout à fait heureux de ce qu'ils trouvent. De l'autre, les descendants dont il a déjà été question. Super-héros de rencontre contre super-vilains militarisés, même si les premiers ont pour eux la morale et les liens de famille, tandis que les seconds ont tout pour se détester, avec quelques tensions étonnantes qui ne se nouent, ne se dénouent et ne s'expliquent que dans la scène presque finale, on n'ose dire le feu d'artifice ou le bouquet final. C'est sans doute de la bande dessinée au mauvais sens du terme, mais on marche. On court même. Et il n'y a pas de raison de bouder son plaisir.

Restent quelques toussotements d'historien. Pas à cause du côté histoire secrète. Là, “expliquer” de façon fantasmagorique l'incendie du Hindenburg ou la date de déclenchement du putsch des généraux espagnols, cela fait partie des règles du jeu. Et si c'est tiré par les cheveux, ce n'en est que plus intéressant, ou amusant. C'est plutôt dans les détails, dans ceux qui sont censés “faire vrai”, que le diable fait son nid. Comme souvent. Disons que l'on peut s'étonner de voir la vieille caste aristocratique allemande juger « indécent qu'un militaire s'adonne à l'escrime », vu diverses traditions à base de sabres et d'estafilades. Qu'il est difficile d'attribuer à des républicains espagnols le cri de ralliement franquiste « ¡Viva la muerte! », dû au sinistre taré que fut José Millán-Astray y Terreros ; difficile aussi d'imaginer Roger Salengro, ministre de l'Intérieur (dont soit dit en passant le suicide sous les coups des calomniateurs d'extrême-droite, les « crocodiles jumeaux de la ménagerie royale » comme disait le Canard, n'efface pas tout à fait une attitude assez peu humaniste en matière de droit des réfugiés, passée sous le tapis pour la simplicité du récit), parler de la Cagoule en août 1936 même si certains de ses éléments sont fichés par la police depuis juin, et si ce sobriquet a été mis en circulation par l'Action française, en juillet, pour discréditer ses dissidents ; et encore plus difficile d'imaginer le même Roger Salengro citant comme des gens bien connus, parmi les proches de ladite Cagoule, aux côtés de Pozzo di Borgo l'ancien numéro deux des Croix de Feu en rupture avec la Rocque à cause de la ligne légaliste de ce dernier, donc effectivement bien repéré à l'époque, trois étudiants gravitant certes dans le monde de l'extrême-droite, version catholique, mais dont les deux derniers ont moins de vingt ans, Bénouville, Bettencourt et Mitterrand.(1) Difficile encore de s'étonner, toujours en 1936, de l'absence de manifestations d'antisémitisme dans l'Italie fasciste, même si après tout c'est un personnage qui le fait. Difficile, de nouveau, d'affirmer que des camps de concentration (même si les mots avaient alors un autre sens, moins terrifiant) sont ouverts sous le gouvernement de Léon Blum pour les républicains espagnols et « ce mois de mars 1937, la France n'est plus terre d'accueil » au moins dans la mesure où la situation a déjà été bien pire, ne serait-ce qu'en 1934-1935.(2) Difficile encore de dire : « Bien que la loi française ait enfin décidé d'accorder le statut de citoyenne aux femmes » ; en 1936, on en est encore loin, même si symboliquement trois femmes ont été nommées secrétaires d'État dans le gouvernement Blum : cela ne leur donne pas le simple droit de vote, accordé presque à l'unanimité par l'Assemblée nationale, certes, mais dans une douce quiétude née de la certitude que le Sénat, doté d'autant de pouvoirs, ferait capoter une telle réforme. Je serai moins affirmatif pour ce qui est de l'existence d'un cabaret avec attractions à l'époque à Bardonnèche ou Bardonecchia, 3117 habitants il y a peu et sans nul doute moins à l'époque, car sait-on jamais, ou pour ce qui est de définir l'Espagne à la veille de la guerre civile comme un « pays socialiste » car c'est là le point de vue non des auteurs mais de nazis, donc tout est possible. Bon, il s'agit sans doute de queues de cerise, et en les pointant je cède probablement au tropisme professoral du stylo rouge. D'autant qu'encore une fois, cela ne nuit pas au rythme, à l'efficacité, à l'agrément global du roman. Reste que l'histoire-fiction, ou l'histoire secrète, ou l'histoire mâtinée de fantastique, ou tout ça à la fois, si elle est une forme de Science-Fiction, ou de savoir-fiction (l'Histoire ne me semble pas plus une science stricto sensu que le Droit) mérite un peu de précision et de sérieux… Même si tel quel, on passe un fort bon moment. Ou justement parce qu'on le passe.

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 70, février 2012


  1. Par pur narcissisme, je renvoie à Éric Vial : la Cagoule a encore frappé ! : l'assassinat des frères Rosselli (Larousse, 2010).
  2. Toujours par pur narcissisme, Éric Vial : "Pratiques d'une préfecture : les demandes d'expulsion de ressortissants italiens dans l'Isère de 1934 à la seconde guerre mondiale" → Police et migrants : France, 1667-1939 (sous la direction de M.-C. Blanc-Chaléard, C. Douki, N. Dyonet & V. Milliot ; Presses Universitaires de Rennes, 2001), p. 167-180.

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