KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

la SF virale

premier éditorial à KWS 71, octobre 2012

par Pascal J. Thomas

par ailleurs :

Roland Wagner(1) aimait la SF qui s'affichait, et qui vivait dans sa propre maison. Nous aussi. Mais ne fermons pas les yeux.

Les lecteurs du Monde — s'il en reste parmi ceux de KWS — auront noté, ou pas, que cela fait plusieurs années qu'il n'y a plus de rubrique Science-Fiction au sommaire de l'estimable supplément hebdomadaire le Monde des livres. Les chroniques d'ouvrages relevant de nos genres de prédilection (j'inclus ici Fantasy et Fantastique) apparaissent au sein des pages ordinaires et, me semble-t-il, de plus en plus rarement ; de quoi donner des arguments quantitatifs aux tenants du ghetto/forteresse et aux adversaires de la fusion.

En revanche, je viens d'avoir une bonne surprise en lisant l'édition du vendredi 10 février 2012 du MdL : deux ouvrages de Science-Fiction y sont chroniqués. Précisons tout de suite qu'il sera bien clair à tout lecteur de KWS, et à bien d'autres, aficionados ou non du genre, que ces ouvrages relèvent de la SF “hors les murs” : Super triste histoire d'amour (Super sad true love story, 2010) de Gary Shteyngart, et les Années fastes (盛世 中國 2013年, 2009) de Chan Koonchung, paraissent en français respectivement chez l'Olivier et Grasset, relèvent tous les deux d'une sorte de politique-fiction, et ne font, semble-t-il, que des emprunts parcellaires aux codes du genre.

Quoique. Shteyngart, Américain d'origine russe — ça me rappelle quelque chose… —, nous raconte des USA dirigés par un parti unique, dont tous les habitants, munis du même smartphone évolué, sont abonnés au même réseau social ; « chacun est devenu son propre Big Brother » résume la chroniqueuse (Raphaëlle Leyris). C'est mis à jour, mais la référence à la tradition dystopique, d'Orwell à Zamiatine, semble claire — et la chroniqueuse ne manque pas de le noter. Son confrère chinois (de Hong Kong) n'est pas moins politique, mais son procédé romanesque est carrément dickien : dans une Chine de 2013, tout le monde a oublié un mois entier, février 2011 (le roman a été écrit en 2008). Parce qu'une répression féroce s'est déroulée ce mois-là, et qu'on ne doit pas en parler, ni même y penser. Bien sûr, c'est encore plus de la politique-fiction, là où Shteyngart se souciait du futur de l'amour, et de la littérature — la chronique est au demeurant signée du correspondant à Pékin du Monde, Brice Pedroletti, et n'est pas dans les pages Littérature du MdL. J'entends dans ce mois effacé des échos du black-out sur Tien An Men (en 1989) et des “trous de mémoire” de 1984, mais il me fait penser aussi à l'amnésie collective organisée de Manalone, un chef-d'œuvre paranoïaque dû à un auteur britannique par ailleurs mineur, Colin Kapp.

Voici donc, me direz-vous, deux ouvrages hors les murs que l'auteur de ces lignes aurait bien envie de lire.(2) Mais il y a mieux. Nous avons tous souvenir du discours critique sur les œuvres acceptées littérairement qui incorporent des éléments de SF : grosso modo, si c'est considéré comme bon, cela ne pouvait en aucun cas relever de la Science-Fiction, c'était du roman visionnaire, du roman sur le futur, de l'imaginaire, tout ce que vous voulez, mais cachez cette étiquette populeuse qu'on ne saurait voir. Rien de tel, cette fois-ci. Shteyngart « inscrit son troisième roman dans la veine de la Science-Fiction » écrit Leyris, qui utilise aussi le terme "contre-utopie", et cite un personnage du roman disant « le vrai sujet de la Science-Fiction, c'est la mort » — à croire que Shteyngart a lu Louis-Vincent Thomas ! Le sous-titre même de la chronique utilise le mot "anticipation", que l'on retrouve en plus gros caractères dans le titre de l'article de Pedroletti sur le roman de Chan Koonchung. Ici aussi le chroniqueur évoque Orwell, et Aldous Huxley, et décrit le livre alternativement comme « Science-Fiction à très court terme » et « roman d'anticipation politique ».

Nous n'avons donc plus le droit d'accuser nos collègues chroniqueurs politiques ou littéraires de taire la SF quand elle croise leur champ. On peut y voir un effet mécanique de la disparition de la rubrique Science-Fiction du MdL : il n'y a plus besoin de justifier que le livre dont on parle figure dans les pages littérature (ou Histoire d'un livre, chapeau de la page où est chroniqué les Années fastes, en même temps qu'on explique ses démêlés avec la censure communiste), et non dans les pages SF. Mais j'ose y voir aussi un signe d'une imprégnation des codes SF dans la culture générale, et par conséquent, après un long processus de sublimation, d'acceptation comme élément de notre mix artistique. De quoi donner des arguments aux tenants de la fusion, finalement.

PS écrit beaucoup plus tard (26 novembre 2012) : j'aime bien les chroniques de Didier Pourquery quand il pourfend le ridicule des mots à la mode, et j'aimais bien ses éditos pour M, le magazine du Monde, quand il le dirigeait. Par contre, il perd une belle occasion de se taire dans le Monde des livres du 7 septembre 2012, à propos du dernier livre de Maurice G. Dantec qui « n'est pas un auteur de Science-Fiction, même s'il a écrit pas mal de textes relevant du genre » mais « un écrivain d'anticipation » qui est crédible parce qu'il met en scène « les prolongements à peine déformés de ce que nous voyons aujourd'hui ». Qu'est-ce donc que la SF pour Pourquery ? Ce que je n'ai pas lu, que je ne connais pas, et que donc je n'aime pas ? Contre l'ignorance, les batailles ne sont jamais gagnées…(3)


  1. Voir le second éditorial.
  2. Ça lui arrive quand même, tu sais, Jean-Jacques :-)
  3. Voir à ce propos l'entrée du Carnet de Philippe Curval du 27 septembre 2012.

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