KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Charles Stross : Neptune's brood

roman de Science-Fiction inédit en français, 2013

chronique par Pascal J. Thomas, 2014

par ailleurs :
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L'étiquetage du présent roman est conforme à la déontologie commerciale : si vous avez aimé Saturn's children, au titre ô combien similaire, vous devriez vous éclater avec celui-ci, situé dans un univers presque identique, et formaté selon les mêmes règles d'action débridée, d'humour et d'énigme policière aux dimensions astronomiques.(1)

Saturn's children se déroulait dans notre système solaire, après la disparition de l'Humanité — ou tout du moins de l'Humanité biologique puisque les robots qui lui ont succédé se considèrent et se comportent à bien des égards comme des humains. Oui, ils résistent beaucoup mieux au vide interplanétaire. Et surtout, leur personnalité réside sur des cartes amovibles (pensez aux téléphones portables), qu'on peut faire passer d'un corps à l'autre, copier, subvertir…

Neptune's brood se déroule dans la zone interstellaire colonisée par les méta-humains, qui sont des sortes de robots organiques composés de cellules grandement améliorées (ce qui leur permet de résister au vide spatial et autres joyeusetés), et dont la personnalité réside, ici encore, sur des cartes amovibles. Comme les robots de Saturn's children, ils sont sexués. Sans ambiguïté. Ils tiennent passablement à leur corps, et n'en changent pas comme de chemise, ce qui justifie le besoin de chirurgiens esthétiques (qui peuvent opérer des modifications bien plus profondes que leurs homologues de notre présent) et de cabines dans les vaisseaux spatiaux.

Car Neptune's brood emprunte aussi leurs clichés à de multiples sortes de littérature populaire. On y trouvera une variation inversée de l'histoire de la Petite Sirène, un monastère en folie, et deux abordages en plein espace. Nonobstant l'abominable invraisemblance d'un tel procédé — Stross, roublard comme pas deux, sait bien jusqu'où il pousse le bouchon, l'expose au lecteur, et lui explique derechef pourquoi il y a quand même une raison à tout cela. Du bel ouvrage de rationalisation scientifictive.

Krina-Alizond 114 a été élaborée dans une portée de six à bord de l'habitat spatial migratoire de New California, où elle a vécu son enfance en esclavage — c'est la coutume là-bas : fabriquer de nouveaux exemplaires (leur nature non-biologique m'empêche de parler de clones) coûte fort cher, et, même richissime, la “mère” de Krina, Sondra-Alizond 1, tient à récupérer son investissement grâce au travail de ses rejetons. Car dans ce monde plus encore que dans le nôtre, l'argent tient une place primordiale. Krina se voit formée à la passionnante profession d'historienne de la fraude bancaire à travers les âges (si, si). Ce qui va lui valoir de lointains voyages et de désagréables découvertes sur l'histoire de sa propre “famille”, banquière jusqu'au cou.

Il faut comprendre que Stross refuse ici la “violation de la causalité” et n'a pas doté son univers de propulsion PVQL.(2) Un voyage prend des décennies. Même en tenant compte de la longévité bien améliorée des méta-humains, cela n'aide pas les échanges commerciaux. Or la colonisation interstellaire est une tâche abominablement dispendieuse, et se voit financée par l'initiative privée. Pour la rendre possible, la méta-humanité a mis au point un système de crédit remarquable, celui des dollars “lents” qui ne peuvent être validés qu'au prix d'une étonnante navette de messages radio convenablement cryptés entre trois systèmes stellaires. Un tel argent prend des années pour être dépensé, et est bien adapté pour libeller des dettes (pharamineuses) qui ne seront remboursées qu'au bout d'un siècle ou deux. Et un dollar lent vaut beaucoup plus que les dollars rapides qui sont utilisés dans les transactions planétaires.

Krina, qui est en pèlerinage d'études, reçoit un appel au secours d'une de ses sœurs. Elle doit s'embarquer dans un vaisseau-chapelle de l'église des Fragiles — il faut savoir que si les robots de Saturn's children pouvaient débattre avec animation de l'existence ou non de leurs créateurs mythiques, les humains, et craignaient comme la peste le retour de la vie biologique (ou pink goo), une fraction significative des méta-humains voue un culte nostalgique aux “fragiles” et tente, sans grand succès semble-t-il, de les réimplanter sur un maximum de mondes habités. L'ingénierie génétique fait des miracles. Mais la chair méta-humaine est faible, et les représentants du clergé que nous croisons n'ont rien à envier aux plus gaillards des moines débauchés de notre Moyen-Âge.

Il est pourtant de pires sorts. Après l'abordage du vaisseau qui l'abritait, Krina se retrouve aux mains de pirates and life insurance underwriters. Il est difficile de s'imaginer comment elle pourra s'en tirer, mais c'est à cela que ça sert, que Stross se décarcasse. Je ne vous en dirai pas plus, sauf (mais vous l'aviez deviné) qu'un complot de dimensions galactiques se dissimule dans les documents poussiéreux que Krina (et sa sœur) ont pu étudier, tant la profession d'historien recoupe celle de détective financier dans un monde où le moindre voyage d'affaires, et le moindre prêt bancaire, se déroule sur une échelle séculaire.

Stross est au meilleur de sa forme. Peu d'auteurs avant lui ont relevé le défi d'une société interstellaire sans ressortir à l'artifice du PVQL (qui dans l'état actuel de nos connaissances est aussi peu crédible que le voyage dans le temps). Je ne vois guère que Gérard Klein dans le Gambit des étoiles.(3) Et aucun à ma connaissance n'a essayé de doter un tel univers d'un système bancaire. Mais chez Stross les magnifiques machines sociétales ne sont jamais loin des éclats de rire sardoniques. J'avais adoré sa description de Cthulhu (ou toute autre divinité démoniaque) ressuscité sous l'apparence de Microsoft. Cette fois-ci, il semble que les banques soient l'objet de ses quolibets. “The difference between merchant banking and barefaced piracy is slimmer than most people imagine.” Pire encore, c'est toute l'entreprise de colonisation interstellaire qui finit par ressembler à une gigantesque pyramide de Ponzi. Dans un tel cadre, notre sympathie ne peut qu'aller à ceux qui sapent le système… et le fait qu'ils soient couverts de fourrure et se lèchent les babines ne peut qu'augmenter leur potentiel de sympathie. Quand je vous disais que Stross sait jouer de tous les leviers de la littérature populaire. Laissez-vous tenter, ce livre vise les tripes autant que les méninges.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 73, février 2014


  1. On peut aussi lire entre-temps la nouvelle "Bit rot" de 2010 dans l'anthologie Engineering infinity de Jonathan Strahan, qui fait le pont entre les deux romans. – Note de Quarante-Deux.
  2. Comment dit-on FTL en français ?
  3. Et Greg Egan dans son univers de l'Amalgame.

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