KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Merlin Coverley : Psychogéographie ! : poétique de l'exploration urbaine

(Psychogeography, 2006)

essai et anthologie critique

chronique par Pascal J. Thomas, 2014

par ailleurs :

La psychogéographie serait, selon les Situationnistes qui introduisent le terme dans les années 1950, à l'intersection de la psychologie et de la géographie. Plus spécifiquement — et de façon moins théorique —, le terme est lié à une pratique de la “dérive”, une flânerie urbaine systématisée, occasionnellement parée de vertus scientifiques. Mais pour Coverley, et pour André-François Ruaud et l'équipe qu'il a réunie autour de cette édition française augmentée (Olivier Bailly, Julien Bétan, David Calvo, Raphaël Colson, Guy Darol, Damien Dion, Sara Doke, Patrick Marcel & André-François Ruaud pour les textes ; Isabelle Ballester, Daylon, Patrick Imbert & Jean Ruaud pour les photos), il s'agit surtout d'un penchant littéraire aux manifestations multiples et bien plus anciennes.

Si j'ai toujours vu, personnellement, les villes comme une forme d'écriture du cerveau humain, qui s'imprime sur le paysage naturel, la psychogéographie se situe sur le versant lecture du phénomène : face à la ville, le protagoniste écrivant découvre, se noie, relate et réinterprète… voire reconstruit. Coverley fait remonter le phénomène à Daniel Defoe avec son Journal de l'Année de la Peste (autant dire à l'origine du roman, du novel, pour les anglophones). Mais le véritable père fondateur serait Thomas De Quincey, qui associe dans un même élan l'errance urbaine et les rêveries procurées par l'opium.

Le livre suit les résurgences de cette discrète tradition, en passant par les surréalistes, Walter Benjamin, J.G. Ballard, Iain Sinclair… auxquels les contributeurs français ajoutent Fritz Leiber, Robert Giraud (et d'autres chantres du Paris populaire, en voie de disparition dans les années 1950), et même Taniguchi Jirō ou Roland C. Wagner. Très grande diversité d'approches et de ton dans les auteurs (ou artistes) considérés, donc. Un point commun, cependant, la volonté du voyage sans but, ou plutôt du voyage vu comme trajet plus que comme destination, mais un trajet qui se replie sur lui-même, en évitant les monuments et les places centrales, pour s'immiscer dans la vie intime de la bête urbaine. On peut y retrouver la réhabilitation des sans-grade, la poésie des bistrots, des théories mystiques sur les alignements d'églises (que l'on espère moins qu'à moitié sérieuses), le regret de la démolition des vieux quartiers ou la tentative d'investir les espaces censés sans vie des nouveaux…

L'ouvrage passe sans doute trop vite sur chaque sujet, nous exposant à un rapide panorama, donnant envie d'aller creuser (sa fonction première, après tout). Il est un peu attrape-tout, aussi. J'ai parfois eu l'impression que tout ce qui plongeait un ou l'autre des collaborateurs du recueil dans un état de contemplation dépaysante se trouvait ipso facto promu phénomène psychogéographique. Et les assertions régulièrement répétées sur le développement et la vogue actuelle de ladite psychogéographie m'ont laissé dubitatif. On aurait du mal à me faire croire que la notion s'est installée au centre de notre culture. Mais elle fournit un point de vue original, un nouveau principe de classification ou d'éclairage d'une foule d'œuvres littéraires. À l'heure où la dématérialisation du commerce risque d'avoir raison d'une bonne partie des raisons qui nous faisaient courir ruelles et avenues, il est bon de se remémorer que l'humain cultivé entretient avec la ville une relation fantasmée, qui déborde du rapport commercial.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 73, février 2014

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