KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Perversions

éditorial à KWS 73, février 2014

par Pascal J. Thomas

par ailleurs :

Le présent éditorial ressemble au Biglotron, la machine inventée par le génial savant Slalom Jérémie Ménerlache dans le feuilleton Bons baisers de partout de Pierre Dac & Louis Rognoni : il « ne sert à rien, et par conséquent peut servir à tout ». Aujourd'hui, je parlerai d'un peu tout car je n'ai rien à dire.

Virtualité

KWS parle de livres. Un livre, ce n'est pas rien : il a un poids, une épaisseur, ce que les éditeurs appellent “de la main”. Alain Grousset (que les lecteurs français de SF connaissent bien) et Carl Delaisse proclament leur amour de l'objet livre dans un opuscule titré Et s'il n'y avait plus de livres ?, cent textes d'une page, de toutes sortes (et de toutes longueurs en fait : ils trichent allègrement sur le corps typographique). Mon préféré — pour l'instant — est le numéro 21, dont le narrateur se pose la question de ré-arranger ses livres. Faire et défaire… « Mais finalement, qu'est-ce qu'on est heureux d'avoir passé la journée à tripatouiller des livres, les siens ! Au passage, on a fait une pile à lire ou à relire d'urgence. » Cette pile, chez moi, est hélas une incarnation de l'entropie : elle ne décroît jamais.

Longtemps je me suis peu soucié des questions d'encombrement. Les voyages étaient, au contraire, prétexte à gonfler mes valises du fruit d'innombrables explorations dans les librairies d'occasion (sans parler des marchands de disques). Une ville n'était ville que par ses librairies, et si je plongeais parfois dans les pages jaunes pour repérer plus vite les stocks de pages jaunies, j'avais aussi des algorithmes d'exploration : rechercher le centre-ville, fuir l'industrie et les banlieues pavillonnaires ; éviter les avenues larges et bien éclairées (aux loyers commerciaux déjà prohibitifs pour un commerce relativement peu lucratif), s'engager dans les rues obscures, les préférer en pente. Cela me servit bien à Bayonne, Bruxelles ou Clermont-Ferrand, à Lyon encore il n'y a guère. À la longue, ce vagabondage urbain finit par me plaire en soi, autant que les découvertes livresques qu'il me permettait, et je pratiquais ainsi la dérive situationniste sans le savoir : allez lire Psychogéographie ! pour en savoir plus. Mais la hausse des loyers a eu raison de bien des bouquinistes, qu'il faut désormais traquer dans les campagnes ou sur les marchés (je vous recommande la Bouquinerie à Saint-Girons en Ariège, ne serait-ce que pour le local qu'elle occupe).

Et maintenant. Pour la première fois (à moins qu'un de nos collaborateurs ne m'ait fait des cachotteries), nous critiquons dans ce numéro the Waters of destiny, un livre qui n'existe que sous forme de document Acrobat (pdf). Un fichier, matériellement, ce n'est rien. C'est quand même un roman, une œuvre récente d'Ian Watson (qu'on a un peu oublié depuis ses chefs-d'œuvre des années 70), qui n'a pas eu les honneurs du papier… mais je me suis rendu compte qu'ainsi, je trimballais l'œuvre beaucoup plus facilement dans mes voyages, durant lesquels j'ai de moins en moins envie de gonfler mes valises. Alors, le papier, nostalgie ou fétichisme ?

Faculté

Encore moins matérielles que les fichiers pdf sont les ressources en ligne. La forme imprimée à laquelle KWS s'attache avec une obstination qui confine à la mauvaise foi semble, à vrai dire, de plus en plus néanderthalienne (Alain Huet m'écrivait il y a déjà deux ans pour me dire que KWS était un dinosaure, et de surtout « ne rien lâcher » !). ReS Futuræ est une revue sur l'internet qui publie de longs articles d'études sur la SF. Elle est dirigée par Simon Bréan, qui est un fin connaisseur et analyste de la SF, et universitaire, ce qui ne gâte rien. Un de mes grands regrets est de ne pas avoir plus de temps pour le lire, mais j'ai au moins commencé son ouvrage la Science-Fiction en France : théorie et histoire d'une littérature, une somme et un plaisir, sur laquelle je ne veux rien dire tant que je ne l'ai pas achevée. Nous essaierons d'en rendre compte dans le prochain numéro de KWS.

Vous aurez constaté que le sommaire de KWS comporte plus qu'à l'accoutumée (mais pas pour la première fois) des recensions d'essais. J'ai un faible, je l'avoue, pour de tels articles, qui en commentant le commentaire (voire le commentaire du commentaire) s'exposent au reproche de la masturbation intellectuelle. On peut aussi regretter le choix d'une certaine facilité : il est en général plus facile d'aborder un essai qu'une fiction. Et Éric Vial, qui nous fournit maintes chroniques de tel ou tel docte ouvrage, est le premier à s'attendre au reproche de hors-sujet, qu'un lecteur pourrait nous objecter sans me scandaliser. Mais KWS ne peut ni toucher un grand public ni se tenir à jour de tout ce qui paraît en SF et en Fantastique ; j'aime bien qu'il puisse servir de lieu pour signaler des parutions marginales, éventuellement intéressantes, dont les autres lieux ne parleront peut-être pas.

Diversité

La revue que vous tenez entre les mains n'aurait jamais existé sans Sylvie Denis, qui l'a fondée et portée à bout de bras pendant ses dix premiers numéros. Et il fut un temps où Micky Papoz y contribuait de façon soutenue (d'autres chroniqueuses nous ont prêté main-forte de façon plus épisodique, et même Ellen Herzfeld qui, en tant que 50 % de Quarante-Deux, contribue aussi beaucoup à l'existence de KWS sur la toile). Toutefois, depuis plusieurs années, nos pages étaient intégralement noircies par des auteurs appartenant à cette minorité de l'Humanité qui est pourvue d'un chromosome Y. C'est pourquoi je ne peux que me réjouir de publier dans ce numéro une chronique d'Enchantment emporium par Isabelle Arnaud, regretter qu'elle ne nous en ait donné qu'une, et désirer qu'elle, et d'autres femmes, nous en envoient beaucoup d'autres. Évidemment, si elles lisent ce qui précède, elles se rendront compte qu'elles mettent le pied dans un nid de fétichisme et de masturbation : il leur faudra courage et énergie. Mais je compte bien que nous trouverons d'autres contributrices qui en auront autant qu'Isabelle ; qui comme tous les contributeurs apporte à l'ensemble ses expériences de lecture, différentes de toutes les autres.

Annuités

Depuis quelques numéros de KWS, je ne peux m'empêcher d'interpréter sa numérotation comme des millésimes, du xxe siècle bien entendu, génération oblige. Celui-ci, 1973, m'est particulièrement cher : c'est l'année où je suis “tombé dedans” (et pourtant je n'étais pas vraiment petit). Oui, je sais, c'est l'année où le Watergate a coûté son poste à Richard Nixon alors qu'il avait réussi le retrait américain du Việt Nam, c'est l'année de la Guerre du Kippour et du premier choc pétrolier, babioles que tout cela. C'est surtout l'année où je me suis rendu compte que je prenais mon pied en écoutant Deep Purple (l'album Machine head) et, anecdote plus pertinente pour les lecteurs des présentes lignes, que je suis resté scotché toute une soirée, bien au-delà de mon heure de coucher habituel (car, longtemps, je me suis, etc.), sur Pour une autre Terre d'A.E. van Vogt. Avant cette date fatidique, j'allais grignoter des bribes de SF partout où je le pouvais, dans Jules Verne, dans Doc Savage, dans une foule d'ouvrages hors genre, mais je n'avais pas découvert les collections de SF. Pour une autre Terre était chez Marabout, comme Bob Morane, catalyseur essentiel, mais bientôt la seringue de la SF ne quitterait plus la saignée de mon coude. Pour des années, et encore aujourd'hui, sans doute.

Ayant maintenant parlé de sexe, de drogue et de rock 'n' roll, j'estime avoir atteint la hauteur de vue que l'on exige d'un éditorial, et vous laisse enfin plonger dans ce numéro.

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