KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Iain M. Banks : la Sonate hydrogène

(the Hydrogen sonata, 2012)

roman de Science-Fiction dans l'univers de la Culture

chronique par Pascal J. Thomas, 2014

par ailleurs :

Sur le chemin d'Ahen'tayawa, dans les contreforts du Mont Jamanathrus de la chaîne des Querechui, sur la planète Cethyd, perdue au fin fond de la galaxie, Tefwe (un personnage mineur de notre roman) doit emprunter successivement un tramway, un funiculaire et un téléphérique. Elle est sur la trace de Ngaroe QiRia, un humain si incroyablement âgé que… Mais peu importe pour l'instant : ce qui m'intéresse en l'occurrence, c'est le goût obsessionnel de Banks pour le transport ferré de toute espèce. Qui fournit un stock d'images exotiques, à force d'être absentes de la SF américaine à laquelle nous sommes si habitués. Rien de surprenant, direz-vous : Banks est européen, l'Europe a conservé une tradition du rail bien plus présente que sur le continent américain.

La différence va plus loin. Le récit de SF est souvent récit d'exploration, de la découverte des espaces infinis du vide (image de la mer, ou du désert), et de pays vides. Peuplés, oui, d'indigènes plus ou moins pittoresques, mais vides de toute civilisation digne de se comparer à la nôtre. En revanche, Banks promène ses personnages dans une galaxie parsemée de civilisations évoluées, dotées de technologies avancées, d'une longue histoire, et de trésors de subtilités politiques et religieuses.

Il n'est pas le premier à avoir procédé ainsi. Mais peu ont porté la description au niveau de détail qu'il atteint. Maçon chargé de bâtir une maison, Banks ne se contentera pas de monter un mur de façade, mais il le dotera de fenêtres gémellées, de meneaux, d'impostes, de ressauts, de colonnettes, de bas-reliefs, de clochetons, au point qu'on pourra oublier l'édifice pour se perdre dans la contemplation de la décoration qui l'engloutit. À force de digression et d'énumération, à force de suivre les mille et un fils de sa foisonnante tapisserie, de décrire mœurs et histoires de chacune des civilisations nées de son imagination, Banks est mené à l'interruption permanente, parfois au cours d'un même dialogue, plus souvent dans la construction de ses romans. On a le droit de s'en agacer. Je m'en délecte. On a le droit de me demander d'en venir à parler du livre qui nous intéresse. Je vais y songer.

Dans bien des romans de la série de la Culture, celle-ci ne trouve en face d'elle que des civilisations qui lui sont techniquement et moralement inférieures. La Galaxie semblait donc peuplée, certes, de civilisations complexes et fascinantes, certes, et néanmoins barbares au regard de l'imbattable Culture. Dans le précédent volume de la saga, les Enfers virtuels, nous avions rencontré sur le mode comique une civilisation qui mettait tout son cœur dans l'imitation servile de la Culture (sans y arriver). Celui-ci nous offre un aperçu furtif de la naissance de la Culture, fruit de négociations menées dix millénaires auparavant entre une poignée de civilisations à peuplement humain — et nous plonge dans l'une d'entre elles, les Gzilt, qui auraient pu se fondre dans la Culture, mais ont, au dernier moment, décliné l'invitation.

Les Gzilt ont voulu préserver leur singularité par rapport à la Culture : tous adhèrent à une religion révélée, et les enseignements contenus dans leur Livre de Vérité ont, pendant au moins deux millénaires, anticipé assez précisément l'histoire des Gzilt, y compris leur rencontre avec une espèce voisine nettement plus avancée, les Zihdren. Incontestable, la religion gzilt est à l'origine de la structuration bien particulière de leur société, où toute personne est considérée comme un réserviste de l'armée, et rattachée à un régiment donné — alors que fonctionnent par ailleurs une société civile et une démocratie, imparfaites et hiérarchisées, mais respectueuses des libertés.

Mais tout cet édifice est appelé à s'évanouir à l'occasion de la Sublimation des Gzilt. Banks avait déjà, au cours du cycle, semé des allusions à des civilisations Sublimées — disparues du monde matériel sensible, quoique présentes dans des dimensions supplémentaires de la réalité. La Sonate hydrogène fournit quelques détails supplémentaires. Rares sont ceux qui sont passés par le Sublime et en sont revenus, et plus rares encore leurs commentaires sur leur expérience, mais une chose est claire : la vie des individus continue dans cet Après, et personne n'a envie de revenir dans le monde ordinaire. Mais il faut s'y transporter en masse, ce n'est pas ouvert aux individus (on pense au ravissement des fondamentalistes bibliques). Dans l'univers de Banks, aucun mysticisme dans cette vie d'après la vie, sinon celui que peuvent lui attribuer ses enthousiastes. Ce qui n'empêche pas les Sublimations de ressembler à nos enterrements : occasion pour les civilisations de se rencontrer, de se disputer l'héritage (ici, deux civilisations “charognardes” sont rivales pour l'exploitation des restes des Gzilt), et d'apurer leurs comptes moraux en confessant les secrets embarrassants de leur passé. Les Zihdren s'étaient Sublimés bien avant les Gzilt, mais restent représentés par des “restes” (les Zihdren-Reliquants) et veulent présenter un message très spécial aux Gzilt. On comprend vite que le Livre de Vérité va prendre du plomb dans l'aile, et que cela pourrait ébranler la résolution sublimante des Gzilt…

Le roman, sans surprise, offre des tableaux multiples, de l'exotisme, une foule de péripéties et de personnages. Deux humains se détachent de cette galerie. Le septame Banstegeyn est un méchant comme Banks aime les créer : avide de pouvoir et prêt à toutes les trahisons. Curieusement, il focalise toutes ses énergies vers l'accomplissement de la Sublimation. À l'opposé du spectre social, Vyr Cossont est une personne ordinaire, une musicienne à qui sa rencontre fortuite avec QiRia, des années auparavant, confère soudainement une importance cruciale. Et lui vaut d'être entraînée dans une dangereuse équipée galactique. Car si Vyr est officiellement lieutenant-commandant dans l'universelle armée Gzilt, son expérience militaire se limite à peu près à la fanfare de son unité, et elle ne dispose pas de copie de sauvegarde.

Vyr Cossont s'est donné un but dans la vie, a life task, consistant à jouer dans son intégralité le morceau de T.C. Vilabier connu familièrement sous le nom de Sonate hydrogène. Un morceau déroutant, qui doit être joué sur un instrument créé spécialement dans ce but, l'onzecordes, pour lequel il est recommandé de se faire greffer une paire de bras supplémentaire — opération à laquelle Vyr a consenti, malgré les protestations de sa mère. Tout cela pour un morceau dont l'opinion générale considère qu'il est au mieux intéressant, mais sans doute inécoutable — et que son auteur, nous l'apprendrons plus tard, avait écrit pour ridiculiser la mode des musiques expérimentales. On comprendra que Vyr manifeste régulièrement des doutes sur le bien-fondé de son life task, mais l'ayant choisi, elle maintient son engagement.

Arrivés à ce point, nous pouvons nous douter qu'un roman qui a pris ce détail pour titre risque, comme d'autres volets du cycle de la Culture, à commencer par une Forme de guerre, d'être surtout full of sound and fury, signifying nothing. Et de chasser abondamment le McGuffin (selon votre prédilection pour Hitchcock ou Shakespeare). Oui et non… je vous en laisserai juges. Car, qu'elle ait un sens ou non, la lecture de la Sonate hydrogène est un délice. Si les personnages humains peuvent décevoir, les vaisseaux de la Culture, avec leur personnalité de piliers de bistrot, ne manquent jamais de nous distraire. Ne serait-ce que par les noms qu'ils se choisissent : deux de mes préférés cette fois-ci sont Juste La Notice De Lavage Dans La Riche Tapisserie De La Vie et Délicieusement Indifférent Aux Vulgaires Exigences De La Véracité. Un groupe de vaisseaux (dont ces deux-là ne sont pas les plus importants) a décidé qu'il fallait, pour leur propre satisfaction, lancer une enquête sur la question du Livre de Vérité, et rien ne les arrêtera. Même si ça ne sert à rien : les Gzilt, quand ils y pensent, ont perdu leurs illusions sur leur religion, mais tout le monde a besoin de croire, peu importe à quoi. Même si cette fois-ci, les vaisseaux de la Culture doivent faire face à des adversaires à leur mesure (et nous aurons notre content de scènes de combat spectaculaires).

Mine de rien, Iain M. Banks, qui n'était pas religieux, flirte dangereusement avec le mystique. Après les enfers virtuels de Surface et de Détail, le voici qui s'attaque au sens de la vie — ou à son absence — et aux paradis prouvables qu'on atteint en se Sublimant. À la fin du livre, à la suite de circonstances compliquées élaborées à plaisir par l'auteur, et qu'il serait trop long d'expliquer ici, Vyr Cossont et Berdle (l'avatar du vaisseau N'Allez Pas Confondre… qu'elle suit dans sa quête) se trouvent forcés de remonter à la nage un réservoir d'eau de plusieurs centaines de mètres de haut, dans lequel on s'introduit par des sphères souples qui se dilatent : difficile de ne pas voir dans cette naissance à l'envers une autre approche de la mort. Je suis conscient du fait que le décès tragique de Banks colore mon regard sur son œuvre, et qu'au moment d'écrire ce livre, il n'avait aucune raison de douter de son espérance de vie et de ne pas s'envisager un avenir à la Ngaroe QiRia. Pourtant, grandes questions sur la vie et notations pessimistes s'invitaient indubitablement au festin de bagarre et d'exotisme qu'il nous offrait à chaque volume, volant la vedette aux leçons implicites de morale politique. Reste, envers et contre tout, le plaisir.

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