KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Alberto Benzoni ; Elisa Benzoni : la Storia con i se: dieci casi che potevano cambiare il corso del Novecento

entretiens inédits en français, 2013

chronique par Éric Vial, 2014

par ailleurs :

Ce petit livre part d'une idée intéressante : faire explorer des moments où l'histoire du xxe siècle aurait pu diverger, par des spécialistes honnêtement crédités dès la couverture, mais en les interviewant et en réécrivant leur contribution pour assurer l'homogénéité de l'ensemble — sauf dans un cas, le décès d'un des participants ayant décidé les auteurs à laisser son texte à la première personne, en hommage. Il part aussi d'une timidité, ou d'une répulsion : pas question d'histoire “contrefactuelle”, c'est du moins ce qui est proclamé. Vade retro Satanas. On va d'une part parler d'“histoire possible”, d'autre part décortiquer les moments où le hasard ou l'erreur humaine ont pu jouer un rôle déterminant. On peut soupçonner que le premier point ne relève que du positionnement quasi-publicitaire ; quant au second, d'une part il a sans doute aidé à convaincre des historiens se voulant gens sérieux, et réticents à se compromettre, même si, et c'est heureux, ils sont tout de même souvent allés voir quelque peu ce qui se passait du côté des conséquences à court et moyen terme, et si, d'autre part, l'amateur d'uchronie peut objecter qu'il ne s'agit en fait que de l'explicitation du travail de repérage d'un bon point de divergence. Passons. Prétendre par ailleurs que l'histoire contrefactuelle se centre sur la situation d'arrivée, essentielle ou “décisive” pour elle, et non sur la “déviation de départ”, revient à manifester une ignorance envers bien des textes, qu'il s'agisse d'essais d'historiens(1) ou d'uchronies romanesques et en particulier de celles utilisant le voyage temporel mais aussi de toutes celles où bien des choses, dans le jeu narratif, tiennent au rapport, au réseau de causalités, entre point de départ et situation d'arrivée, et une ignorance aussi de la véritable obsession du PoD chez bien des amateurs… mais l'ignorance de ce que l'on dénigre est souvent un très efficace atout dans la polémique, donc passons de nouveau. Passons encore sur le sérieux de certains des historiens embarqués dans l'aventure, de celui qui explique que tel trait fondamental du caractère de Hitler a été mis en avant par de « multiples recherches, y compris astrologiques », ou celui, bien connu car très répandu dans la presse transalpine, qui assène qu'en 1943 ni le roi d'Italie ni le prince héritier ne voulaient risquer leur peau, ce qui est exact, mais parce qu'ils ne pouvaient savoir que « aucune personnalité entre les mains allemandes (de Blum à Schuschnigg, du fils de Horthy au propre fils de Badoglio) ne fut tuée » ce qui l'est moins,(2) on passera sur ce qui pourrait bien relever du contresens à propos de Don Camillo et Peppone, ou sur une vision des causes du fascisme relevant de l'imagerie spinalienne largement mise en circulation par lui-même.

Il faut tout de même en venir au fond. Aux sujets traités. Avec la mélancolique constatation (par un Français, pas par les auteurs) de la relative marginalité italienne dans l'histoire du monde, d'où une alternative dont les deux branches sont également empoisonnées : ou il est question d'événements mondiaux et l'on peut soupçonner l'auteur local de ne pas être le meilleur spécialiste possible (même si en réalité ce n'est pas dirimant), ou il s'agit d'histoire purement italienne et ce n'est pas extraordinairement exportable. En l'occurrence, a été demandé ce qui se serait passé d'une part si Hitler avait été admis aux Beaux-arts de Vienne, si François-Ferdinand d'Autriche avait échappé à l'attentat de Sarajevo, s'il n'y avait pas eu de révolution d'Octobre, si toute la flotte américaine basée à Pearl Harbor avait été détruite, si Hitler avait été tué en juillet 1944, et si Gore avait remporté les élections de 2000 ; et d'autre part si le roi d'Italie avait signé le décret d'état de siège pour disperser la Marche sur Rome, si le même avait un peu mieux organisé sa fuite de Rome au moment de l'occupation allemande de septembre 1943, si le chef du PCI Palmiro Togliatti était mort dans l'attentat qui a failli lui coûter la vie en 1948, et si le dirigeant de la démocratie chrétienne Aldo Moro, enlevé par les “brigades rouges” en 1978, n'avait pas été assassiné par elles mais libéré. Pour corroborer ce qui a déjà été dit, on notera qu'il m'a semblé ici nécessaire de dater les événements italiens (au lecteur de dire si j'ai été optimiste dans le cas de celui qui n'est pas daté) contrairement à ceux mondiaux (je l'ai peut-être été ici,(3) mais à vrai dire ils sont datés comme les autres dans le livre, où le classement global est chronologique). On remarquera en passant d'assez grosses différences entre ces points de départ, du fait singulier (un coup de pistolet ne porte pas, ou porte mieux…) ou de la décision ponctuelle, jusqu'à l'absence complète d'un épisode historique à expliquer elle-même par une chaîne de causalités ; si l'on est optimiste, on se félicitera d'une approche multiscalaire, sinon, on soupçonnera quelque faiblesse dans la réflexion initiale.

Par ailleurs, le choix du seul xxe siècle est peut-être motivé par un souci louable de cohérence, et par la nécessité de proposer des événements connus du public visé (ce qui aggrave les blocages à l'exportation pour les épisodes transalpins), mais il est couvert par un justificatif astucieux, et qui peut donner à réfléchir. En effet, les auteurs expliquent que l'accidentel, donc le point de divergence potentiel, y est devenu d'autant plus spectaculaire qu'il est devenu plus rare, par rapport à un monde ancien où les événements bouleversant une situation, à commencer par les morts brutales et prématurées, étaient monnaie courante ; le raisonnement est un peu bref, sans doute controuvé, hésite entre faits et impression faite par eux, et s'il s'agit de mettre en avant la liberté dans l'histoire contre la marche de forces anonymes et contre les théories du complot, il ne me semble pas que lesdites forces soient moins utilisées pour les périodes plus reculées — dans le fond, les auteurs (homme politique, ancien adjoint à la mairie de Rome ; et diplômée en histoire contemporaine) ont peut-être simplement voulu faire parler ce qu'ils connaissaient ou croyaient connaître. Mais la piste d'une différence entre le siècle écoulé et les précédents, dans les représentations et les narrations, mériterait tout de même d'être sérieusement explorée.

À partir de là, que dire ? Que certains interviewés illustrent de façon presque parfaite les répugnances d'une partie des historiens sérieux, et surenchérissent sur le point de vue des auteurs au point d'annihiler leur projet en ce qui les concerne, puisqu'ils concluent que rien n'aurait changé, parce que Hitler n'aurait pas eu un grand avenir comme peintre (mais qui parle de grand avenir, et on a par ailleurs affaire à celui qui évoque un instant l'astrologie comme source) ; parce que le mécanisme aboutissant à la Grande Guerre se serait déclenché de toute façon ; parce que les Alliés n'avaient pas plus lieu de négocier avec des généraux représentant une tradition allemande militariste à vocation hégémonique qu'avec Hitler et les nazis proprement dits — même si la mémoire de la guerre aurait été un peu différente en Allemagne dans le cas où l'opération Walkyrie(4) aurait réussi. Ou, grande concession, les choses auraient été un peu plus compliquées, un peu plus difficiles, c'est tout, comme dans une guerre du Pacifique commencée avec deux porte-avions américains en moins. Dans ce cadre, l'historien — celui hélas décédé avant la publication — à qui avait été demandé de traiter de l'attentat contre Togliatti, survenu à un moment particulièrement tendu et explosif, avait eu le grand mérite de l'autoréflexion, et finissait par avouer ses difficultés à imaginer une Italie sans ce personnage tout à fait central, honnêteté qui, même si elle ne faisait guère avancer le schmilblick, l'honorait et tranchait sur les certitudes apparentes d'autres. Dans d'autres cas, est simplement imaginée une accélération de l'histoire, ce qui est, d'abord, assez proche de ce qui précède, ensuite et après tout le point de vue plus ou moins de Charles Renouvier dans son Uchronie : pour ce qui est de la politique intérieure italienne, l'entre-deux-guerres aurait pu ressembler aux années 1950 et 1960, avec des problèmes se posant plus tôt mais se résolvant aussi, peut-être, plus tôt (c'est sans doute faire bon marché de l'attitude et du poids d'un Vatican profondément antilibéral au moins jusqu'à l'avènement de Pie XII et qui ne s'est réconcilié avec l'État italien que parce qu'il était dominé par le Duce). De même est-il imaginé, même si c'est de façon un peu gratuite, que le maintien en 1946 d'une monarchie façon Europe du Nord grâce à de bons choix faits trois ans plus tôt — ce qui serait très logique — aurait pu accélérer l'évolution politique, et avancer un peu l'expérience du “centre gauche” de nos années 1960, la plaçant dans la phase ascendante du “miracle économique” et non dans celle de son ralentissement préludant à la crise — idée d'autant plus significative d'une façon de refuser de penser des changements excessifs qu'elle est en fait très discutable tant l'évolution politique interne de l'Italie peut sembler indexée sur les variations de température de la Guerre froide. Enfin, une libération d'Aldo Moro aurait pu accélérer le passage à ce qu'il est convenu d'appeler la deuxième République, en avance sur 1992 et mani pulite, ou au contraire permettre au système de partis antérieur de perdurer : accélération de l'histoire dans un cas, et dans l'autre continuation d'une tendance précédente brusquement interrompue. Les choses prennent heureusement plus d'ampleur quand est évacuée la révolution d'Octobre (mais non celle de Février), ce qui bouleverse en particulier les rapports de forces politiques en Europe, de même d'ailleurs si Mussolini n'arrive pas au pouvoir (ce qui enrichit la perspective évoquée plus haut et témoigne d'une réflexion très intéressante) ; enfin les conséquences d'une victoire de Gore contre Bush, Jr, sont elles aussi assez importantes, alors que l'auteur souligne le poids de contraintes et de logiques restant en tout état de cause les mêmes : les marges de manœuvre comptent beaucoup.

Au total, la timidité l'a tout de même largement emporté, sans qu'on puisse faire le partage entre idiosyncrasies professionnelles des intervenants et consignes initiales : après tout, avec quelque optimisme, on peut même considérer que malgré les préventions explicites des organisateurs, malgré leur refus affiché du “fantasticare”, la logique même de la réflexion, c'est-à-dire d'une certaine façon le fait que selon une vieille expression l'on reconnaisse l'arbre à ses fruits, a amené tout de même certains à dessiner à grands traits les conséquences des événements envisagés (et qui sont non seulement hétérogènes dans leur nature, on l'a vu, mais aussi et peut-être pas toujours très bien choisis), voire à sortir de la simple prolongation de tendances antérieures, ou de l'anamorphose étirant ou contractant les évolutions, connues, pour poser des hypothèses plus problématiques, plus incertaines, donc à coup sûr moins éloignées d'une réalité possible. Ce n'est pas si mal !

Dernière remarque, qui va dans le sens du pluralisme des inspirations malgré la relative homogénéité assurée par la réécriture globale : Marc Bloch, immense référence morale et scientifique pour la discipline historique, a écrit dans Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien, édité pour la première fois en 1949, cinq ans après sa mort, que « l'objet de l'histoire est par nature l'homme. Disons mieux : les hommes. Plutôt que le singulier, favorable à l'abstraction, le pluriel, qui est le mode grammatical de la relativité, convient à une science du divers », et que celui qui ne parvient pas à « saisir » les hommes « ne sera jamais, au mieux, qu'un manœuvre de l'érudition. Le bon historien, lui, ressemble à l'ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. ». Disons ici que la réalité des vies humaines anonymes est diversement traitée selon les cas : depuis qui, à propos de Gore, écrit que « les Irakiens, et en particulier la majorité chiite, auraient continué à vivre sous la dictature de Saddam, mais se seraient épargné les terribles souffrances subies depuis 2003 » jusqu'à cet autre pour qui, si le roi d'Italie avait agi autrement, « Beaucoup de sang aurait été versé et beaucoup de souffrances auraient été provoquées, mais nous n'aurions pas eu la honte générale liée au “tous à la maison” [la démobilisation massive et spontanée lors de l'armistice de septembre 1943 avec les Alliés et de l'invasion de l'Italie par l'Allemagne, traduction littérale par ailleurs, du titre d'un film interprété par Alberto Sordi et Serge Reggiani, et sorti en France comme la Grande pagaille] ». Si les deux points de vue peuvent être discutés, j'ai malgré tout l'impression qu'humainement, l'un est préférable à l'autre, le sectarisme de discipline me soufflant à l'oreille que l'auteur manifestant ledit autre, justement, n'est pas historien mais politologue voire, selon l'expression ironique de nos amis transalpins, tuttologo (spécialiste de tout). Mais comme disait Kipling, ceci est une autre histoire — ce qui n'a d'ailleurs rien d'anormal en matière d'uchronies et même simplement d'« histoire possible (sic) ».

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 74, septembre 2014


  1. Voir par exemple dans ce même numéro le compte rendu de l'essai d'alternative historique dirigé par Jacques Sapir, Franck Stora & Loïc Mahé : 1940 : et si la France avait continué la guerre…..
  2. Si l'on veut bien songer par exemple, au-delà même de Résistants prisonniers comme le général Delestraint, chef de l'AS, l'armée secrète française, à la princesse Mafalda, fille dudit roi et sœur dudit prince, morte en camp de concentration même si elle n'y a pas été “tuée” au sens le plus strict pouvant être donné à ce mot, ou à Mandel, enfermé avec Blum mais ensuite remis par les nazis à la milice de la dictature pétainiste, qui l'exécuta — on aurait bien trouvé des mussoliniens de la république de Salò dans le même rôle.
  3. Pour la tentative d'entrée de Hitler aux Beaux-Arts, certainement… —NdlR.
  4. Le projet de coup d'État qui devait être lancé dans la foulée de l'attentat contre Hitler du 20 juillet 1944. —NdlR.

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